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Airbus, orphelin de son modèle? Rémi Tic

le 12 mai 2014

Airbus est né d'une logique de coopération entre les pays européens dans les années soixante-dix. 40 ans plus tard, dans une Europe acquise aux valeurs de compétition et de rentabilité à court terme, que reste-t-il de cette belle idée de coopération au sein de cette entreprise ?

Une référence historique

En 2014, la crise industrielle en France, et plus généralement en Europe, est telle que même les partisans du «toutservice» ou du « tout-finance » cherchent des solutions. Les usines sans ouvriers ont fait long feu, le chômage de masse et la nécessité de maîtrise technologique ayant changé la donne. Dans un contexte de concurrence globalisée où la carte des pays moteurs de l’industrie est en perpétuelle mutation, nos gouvernements n’entrevoient de réponse qu’à l’échelle de géants européens. Dans ce domaine, une entreprise faisait l’unanimité pour incarner le modèle idéal: Airbus. Employé dans le langage courant, il est synonyme de succès économique européen, de synergies des différentes populations dans le cadre d’un projet commun. En 2014, comment opère-t-il au sein de cette entreprise qui a livré 626 avions en 2013 ? Le premier constat est le partage des responsabilités par pays: à la Grande-Bretagne la conception des ailes, à l’Allemagne le fuselage et l’aménagement cabine, à l’Espagne l’empennage horizontal, la pointe avant et les systèmes à la France. Une partition du travail, dans laquelle les fonctions transverses et les services transnationaux sont l’exception. Les relations entre entités nationales sont principalement des relations d’interface de type « client-fournisseur » internes à l’entreprise, comme le veulent les nouvelles théories du management. Rarement du travail en équipe. On imagine alors ce que les situations critiques peuvent entraîner, de simples remarques à des tensions plus graves : « les Allemands sont ceci » ou « les Français sont cela », parfois fondées du fait des différences culturelles et surtout sociales, comparables aux leitmotivs développés par les médias. Parfois c’est plus difficile, quand un projet est bloqué et que la hiérarchie est sollicitée pour trancher entre deux façons de faire, les différents pays ayant souvent des procédures équivalentes mais incompatibles. Un incident a malheureusement eu lieu à la fin des années 2000: l’A380 est le produit phare d’Airbus, qui doit témoigner du succès de la réorganisation capitalistique de l’aéronautique et du spatial européen, avec la création d’EADS en 2000. Avec l’ouverture massive du capital au privé, le but a été de diminuer les coûts de production en supprimant les lourdeurs et redondances présentes dans le cadre d’une organisation en entités nationales séparées. Or le passage en production du gros-porteur révèle de grosses erreurs stratégiques et un manque flagrant d’anticipation. Le point noir, facteur de plusieurs mois de retard, est le câblage électrique de la cabine : réalisé à Hambourg, ce câblage s’avère incompatible avec le reste de l’avion lors de l’assemblage final à Toulouse. La direction met alors en place de gros moyens: des dizaines d’ouvriers allemands sont dépêchés à Toulouse des mois durant, avec des conditions financières avantageuses. Les tensions vont croissant, jusqu’à un incident à la cantine. Les choix stratégiques ou politiques ont des répercussions sur les équipes, avec les transferts de charges lors de la transformation d’EADS en Airbus Group; la responsabilité de l’A400M, avion de transport militaire, passe d’Airbus à Airbus Defense & Space, nouvelle entité issue de la fusion de Cassidian et Astrium. Une partie des activités de conception doit alors être transférée de la France vers l’Espagne: s’ensuivent des mois de négociations sur les sujets concernés, puis ne reste que trop peu de temps pour assurer la formation des nouvelles équipes par les anciennes. La dimension européenne est alors vécue comme la cause de compromis politiques en totale opposition avec les logiques techniques, économiques et industrielles.

Années soixante-dix : le modèle de la coopérationsoutenue par les états

Pourtant, le projet Airbus est un véritable produit de coopération industrielle européenne, du moins de certaines puissances économiques européennes. La France (Aérospatiale) et l’Allemagne (MBB et VFW-Fokker) initient en 1970 le groupement d’intérêt économique (GIE) Airbus Industrie, bientôt rejoints en 1972 par l’Espagne (CASA). En 1979, c’est la Grande-Bretagne (BAe) qui vient compléter la liste. L’objectif est de pénétrer le marché de la construction aérienne promis à une très forte expansion. À l’orée des annéessoixante, ce marché est trusté par les constructeurs américains (Boeing, Lockheed, Douglas) qui ont profité de l’effort de guerre entre1939 et1945. Pour avoir des chances de succès, la stratégie de concentration des constructeurs s’impose, au niveau national (Sud- et Nord-Aviation fusionnent pour devenir l’Aérospatiale) comme au niveau européen avec la formation du GIE. Il faut également positionner son produit de façon judicieuse: en concertation avec les compagnies aériennes européennes, Airbus décide de laisser le marché des gros-porteurs aux Américains (Boeing 747) et définit les modèles A300 puis A310 (moyens courriers de 300 places). À l’époque, l’économie mondiale accepte encore assez bien l’idée d’investissements sur le long terme et les états considèrent l’Aéronautique et le Spatial comme leur chasse gardée: le GIE (Airbus) obtient tout le soutien nécessaire des états afin de passer le cap difficile de l’entrée sur le marché. Avec le lancement de l’A320 dans les années 1980 (lancement officiel du programme en 1984, premier vol en 1987), le succès est en marche. Les commandes de vol électriques et le pilotage à deux sont de véritables révolutions, les premières parts de marché de Boeing sont grignotées, un duopole s’installe. Chose difficilement imaginable au lancement d’Airbus, la compagnie européenne passe même devant Boeing au tournant des années 2000. Une telle histoire a été largement médiatisée, même si cette success story industrielle cache une histoire sociale moins reluisante, avec les différentes condamnations pour discrimination syndicale de militants CGT. Peu importe, Airbus se développe, Airbus gagne : Airbus prend une forte dimension politique pour une Europe en mal d’identité. La carte du « nationalisme » européen, naissant ou supposé tel dans l’opinion l’opinion publique, peut même être jouée à l’heure des grands conflits avec Boeing, comme celui de ces subventions versées par les états, qui ont débouché sur plusieurs procès.

 

La mutation du « modèle » vers sa financiarisation

Alors que les tentations d’appliquer le « modèle Airbus » à d’autres secteurs se font jour, fondées sur ce symbole, un tournant s’opère au changement de millénaire, vers la privatisation progressive de l’entreprise devenue très rentable. Cela entraîne des bouleversements profonds dans sa nature. Sous pression des Allemands et des Britanniques, mais avec l’aval du gouvernement français de « gauche plurielle », l’entreprise d’état Aérospatiale fusionne avec le Matra de Lagardère en 1999. Grâce à une sous-estimation des actifs d’Aérospatiale, l’état ne détient plus que 48 % du capital de l’entreprise: ceci a pour effet de lever les dernières réticences des partenaires européens privés à la création d’une entreprise totalement intégrée. Le groupe European Aeronautic Defense and Space company (EADS) est créé le 10 juillet 2000 par la fusion de DaimlerChrysler Aerospace AG, Aérospatiale-Matra et Construcciones Aeronauticas SA. Son capital est réparti entre DaimlerChrysler, Lagardère, les États français et espagnol, un tiers est flottant.

C’est paradoxalement avec la création de cette véritable entreprise à structure européenne que les deux principaux caractères attribués au « modèle Airbus » – son lien étroit avec les états et son caractère européen – vont être mis à mal. Si, dans ce premier « pacte d’actionnaires », le rôle des états reste primordial puisqu’ils disposent d’un droit de veto et que 51% du capital est détenu par les états et leurs investisseurs institutionnels, les stratégies libérales ont désormais le champ libre. Les logiques du rendement à très court terme et la recherche permanente du moindre coût modifient jusqu’aux métiers mêmes de l’entreprise. Des pans entiers de l’activité sont externalisés, et même les activités de bureau d’étude sont touchées sur le modèle de l’industrie automobile… On demande aux sociétés sous-traitantes de s’installer partiellement dans des pays à bas coût, quand ce n’est pas Airbus même qui crée des antennes en zone dollar (Inde, États-Unis) ou en Chine, démarche qui semble nécessaire pour obtenir dans ces pays de juteux contrats. La chaîne de fournisseurs d’équipement s’est totalement affranchie des frontières européennes : nombreux sont les équipementiers américains (140 000 emplois aux États-Unis) qui remplacent leurs homologues européens, même sur le programme militaire A400M. Tout ceci fait qu’il est bien difficile aujourd’hui d’évaluer la part du made in Europe dans un avion, même si elle reste majoritaire. Cette évolution est fortement soutenue par la direction, avec pour argument récurrent la parité euro/dollar qui serait trop défavorable face à Boeing, ce que démentent pourtant les chiffres de vente. Notons au passage que le barycentre des activités se serait sensiblement déplacé hors d’Europe si la fusion avec BAe Systems en 2012 n’avait pas échoué. Cette entreprise britannique a en effet une grande partie de son activité sur le territoire américain.

Le largage du modèle coopératif et de la maîtrise publique

Faire du « modèle Airbus » un modèle de coopération européenne est donc de moins en moins justifié. Il n’est plus présenté comme tel par la direction de l’entreprise dont les communications officielles parlent d’entreprise « internationale ». Cette suppression des racines européennes semble même être devenue l’un des objectifs principaux des dirigeants actuels : la modification du pacte d’actionnaires de mars 2013 et les déclarations du PDG Tom Enders l’ont confirmé. Enders a compris que l’échec de la fusion avec BAe est imputable aux réticences de l’état allemand et veut faire en sorte que cette situation ne puisse plus se reproduire. Au niveau de la structure du capital, c’est une révolution: les investisseurs institutionnels Daimler et Lagardère vendent leurs parts (avec un profit de plusieurs milliards d’euros) et le capital flottant devient désormais majoritaire (51 %). Lakshmi Mittal siège au Conseil d’administration d’administration, composé essentiellement de financiers, et les états perdent leur droit de veto. Pour l’anecdote, tout ceci a été entériné par le cabinet d’Arnaud Montebourg la semaine même où le Ministre du Redressement productif faisait mine de vouloir nationaliser Florange. Des dispositifs bien complexes ont tout de même été mis en place pour que les états gardent un certain contrôle sur les activités liées à leur Défense nationale, notamment les missiles balistiques à tête nucléaire français (M51) fabriqués par Atrium. Les déclarations d’Enders sont au diapason : dans une lettre aux salariés – qui est une véritable insulte au monde du travail et à l’histoire de l’industrie aéronautique et spatiale – il se félicite que le groupe EADS devienne enfin une « entreprise normale », c’est-à-dire débarrassée du carcan des États. L’entreprise, ou plutôt sa direction, s’émancipe de l’Europe, les stratégies libérales n’ont désormais plus de frein. Ainsi dès décembre 2013, malgré des résultats excellents, la direction annonce une restructuration complète du groupe et la suppression de 5800 postes en Europe. Les gouvernements s’embourbent à essayer de les justifier. L’évolution du groupe en quelques mois illustre parfaitement le cercle vicieux du désengagement de l’état dans l’industrie.

La restructuration s’accompagne du changement, très symbolique, du nom du groupe: EADS devient Airbus Group, Eurocopter devient Airbus Helicopter pour supprimer tout ce qui rappelle l’Europe. La croissance espérée de l’entreprise pourra désor - mais se faire hors des frontières des États fondateurs, si tel est le plus rentable. La réalité du groupe Airbus en 2014 est donc bien loin des valeurs que l’on exalte lorsque l’on invoque son modèle. Les états, et les peuples européens ont de moins en moins de contrôle sur cette entreprise, qui est pourtant le fruit d’une extraordinaire mise en commun de compétences. En 2014, alors que l’on entend parfois des appels à un « Airbus de l’énergie » ou un « Airbus de l’informatique», il semble surtout urgent de créer les conditions pour (re)faire d’Airbus un « Airbus ».

Rémi Tic est ingénieur chez Airbus et membre du collectif aéronautique du PCF.

 

Transport ferroviaire : les contradictions de l’Europe, Juliette Ryan

le 12 mai 2014

Loin de transformer les services publics de différents pays pour aller vers plus de cohérence à l’échelle européenne, les directives dites « paquets ferroviaires » aboutissent à une diminution du transport ferroviaire, tant pour le fret que pour les passagers, au détriment de l’environnement.

 

Le 26 février 2014 plusieurs milliers de cheminots venus de toute l’Europe étaient rassemblés devant le Parlement européen à Strasbourg. Plus de 17 nationalités étaient représentées. Alors que le rail est déjà en partie privatisé du fait de nombreuses législations nationales et européennes, qu’y a-t-il à craindre du quatrième paquet ferroviaire en discussion actuellement ?

Contexte

Le traité de Rome de 1957 a fait du marché unique et de la politique de concurrence le cœur de la construction européenne. En matière de transport la conséquence d’un tel prisme est claire : la privatisation. Mais le transport ferroviaire est un monopole naturel, fort d’une culture syndicale bien ancrée, donc il résiste tant bien que mal à l’offensive libérale. Pour mieux atteindre ses objectifs, la Commission européenne, missionnée par les États membres, a dû procéder par étapes.

En 2001 le premier paquet ferroviaire a posé les bases de l’interopérabilité et de la privatisation du fret. En 2004 le deuxième paquet ferroviaire fixe l’année 2007 comme date finale pour un fret ferroviaire libéralisé. En 2007 le troisième paquet ferroviaire prévoit la privatisation des services internationaux de passagers. Le 3 juillet 2012 le Parlement a approuvé la refonte du premier paquet et amplifié les législations précédentes. Cette refonte établissant un espace ferroviaire unique européen est entrée en vigueur le 15 décembre 2012 et devra être transposée dans toutes les législations nationales pour le milieu de l’année 2015. Depuis 2012 les discussions sont lancées sur le quatrième paquet ferroviaire, et ceci sans qu’aucune évaluation sérieuse de l’impact des précédentes étapes n’ait été faite.

Impact des précédentes vagues de libéralisation

Les conséquences des trois premiers paquets ferroviaires ainsi que de la refonte ont été catastrophiques tant pour les usagers que pour les travailleurs du rail.

Les prix ont explosé pour les transports de voyageurs à l’international aujourd’hui complètement libéralisés. Pour ne citer qu’un exemple, Thalys propose des tarifs qui sont tout sauf compétitifs, avec un aller Paris-Bruxelles en deuxième classe tarif normal à 100€. Pour ce trajet d’une heure quinze, le prix est de plus d’un euro la minute! Partout à travers l’Europe le train devient un produit de luxe et le transport de passagers se reporte vers la route. La SNCF a récemment mis en place un service de cars (ID BUS) pour continuer à fournir une offre aux classes moyennes qui n’ont plus les moyens de prendre le train sur certains trajets. Les salariés sont pressurés, jusqu’à créer des situations dangereuses pour tous, salariés comme usagers. Le coût du travail devient une variable d’ajustement permettant d’augmenter les profits des entreprises ferroviaires.

L’impact est également écologique. Depuis 10 ans en France, les politiques de libéralisation ont conduit à une baisse drastique du transport de fret par le rail. En 2002 environ 55 milliards de tonnes-kilomètres étaient transportés, en 2012 il n’y a plus que 21,1 milliards de tonnes-kilomètres transportés par les services de Fret SNCF. Le train est le moyen de transport le plus respectueux de l’environnement.

Le transport par route qui profite de sa chute est au contraire une source de pollution, de dégradation des infrastructures routières causant un coût supplémentaire aux collectivités, et de dumping social avec l’utilisation de travailleurs venus de toutes l’Europe payés une misère pour faire baisser les coûts du travail, au détriment de l’ensemble des travailleurs.

Un fret ferroviaire fort est indispensable à une politique environnementale ambitieuse. L’hypocrisie est donc grande, lorsqu’un gouvernement tente de mettre en place une écotaxe, qui plus est par le biais d’un partenariat public-privé qui arrose largement le prestataire, alors que, dans le même temps, ce même gouvernement et ses élus au Parlement européen participent à la casse du ferroviaire. Pour qu’une mesure de dissuasion soit efficace, et ne se contente pas de pénaliser les zones rurales ou périphériques, faudrait-il encore que des solutions alternatives soient renforcées.

Quels nouveaux outils pour casser le rail ?

Le quatrième paquet ferroviaire est un ensemble de six directives et règlements européens qui visent à achever la libéralisation du rail. Le quatrième paquet se divise en un volet politique et un volet dit technique. Objectif affiché : l’ouverture totale du transport de voyageurs à la concurrence d’ici à 2022. Quelles sont les méthodes avancées pour y arriver ?

l’obligation pour les collectivités de passer par des appels d‘offres

Les collectivités disposent selon le protocole 26 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne d’« un large pouvoir discrétionnaire pour fournir, faire exécuter et organiser les services d'intérêt économique général d'une façon qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs ». Aujourd’hui les collectivités disposent du droit d’attribuer, directement et sans procédure d’appel d’offres, un contrat de service public à une entreprise ferroviaire. Les entreprises ferroviaires dites «historiques» (en France la SNCF) restent pour le moment très largement majoritaires dans les systèmes nationaux (à part en Suède et en Angleterre où le démantèlement du service public du rail est déjà achevé). La position jusqu’au-boutiste de la Commission européenne a cependant été quelque peu atténuée par le Parlement européen qui précise que des contrats par octroi direct peuvent continuer à exister sous des conditions strictes. Les autorités nationales devront prouver que les critères d’efficacité peuvent être atteints, en fonction de la ponctualité des services, du rapport coût-efficacité, de la fréquence des services et de la satisfaction des usagers.

les structures intégrées et la réciprocité 

La question de la séparation entre gestionnaires d’infrastructure et opérateurs de transport a fait l’objet de très vifs débats au Parlement européen. Certains auraient préféré une séparation absolue, mais la possibilité du modèle en holding a été préservée, notamment du fait d’un lobbyingactif des grandes entreprises ferroviaires. Sur cette seule base, les eurodéputés socialistes français ont voté le rapport sur la gouvernance ferroviaire estimant que cette mesure transformait radicalement le projet. Le rapport est certes atténué par rapport à la proposition de la Commission européenne sur ce point précis, mais il reste à n’en pas douter un pas en avant vers plus de libéralisation. Pour ne prendre que quelques exemples, le même rapport introduit une clause de réciprocité. Selon cette clause un opérateur pourrait être exclu d’un appel d’offres si le marché de son pays d’origine n’est pas ouvert, incitant fortement les États à appliquer avec zèle les politiques de libéralisation faute de quoi leurs champions nationaux seraient entravés dans la course pour de nouveaux marchés à travers l’Europe.

le volet technique

La partie du quatrième paquet ferroviaire considérée comme technique concerne l’interopérabilité, la sécurité ou encore la gestion de l’Agence de l’Union européenne pour les chemins de fer. Le rapport sur l’interopérabilité est un bon exemple des enjeux qui se posent sur les rapports techniques. La capacité à faire circuler des trains sans difficulté sur des réseaux ferroviaires situés dans des États membres différents n’est pas en tant que telle problématique et elle est tout à fait souhaitable dans le cadre d’une coopération transfrontalière publique.

Cependant, dans le cadre d’une tentative de la libéralisation, la question est autre. Pour les autorités françaises, il s’agit "d’un des facteurs permettant l’effectivité de l’accès aux différents marchés nationaux".

Les grands gagnants : les entreprises ferroviaires

Le projet présenté par la Commission européenne dès le départ était centré sur : «la non-discrimination des nouveaux entrants», c’est-à-dire les entreprises et leur capacité à faire du profit. L’intérêt des usagers et des travailleurs étaient, eux, négligés.

La pression des entreprises ferroviaires soutenues par les États a poussé encore plus loin la logique. Si le quatrième paquet ferroviaire est adopté, cela signifiera:

pour les usagers : une accélération de l’augmentation des prix, rendant de moins en moins accessible le moyen de transport le plus écologique,

pour les collectivités : la remise en cause de leur droit à gérer le transport ainsi qu’une augmentation des coûts du fait des procédures d’appels d’offres (on note d’ailleurs que le comité des régions, dans un avis présenté par Pascal Mangin (UMP), a critiqué "une limitation grave du principe de libre administration des collectivités locales "),

pour les travailleurs: des dégradations supplémentaires des conditions de travail alimentées par un dumping social encore renforcé et une insécurité croissante.

Les prochaines étapes

Le vote en première lecture du Parlement européen fin février est une étape importante mais rien n’est à ce stade gravé dans le marbre. Le Conseil des ministres des transports sera amené à se prononcer probablement avant l’été 2014. Suite à cela, le Parlement européen nouvellement élu devra se prononcer à nouveau en deuxième lecture.

D’autres attaques sont actuellement en cours contre les transports publics.

Dans le domaine aérien, le nouveau volet de la règlementation dite "ciel unique européen" est en cours d’examen et vise à libéraliser les services de contrôle et de surveillance du trafic aérien. Dans le domaine portuaire, une directive sur les concessions des ports sera présentée en 2015. La première mouture, en discussion début 2014, vient d’être mise au placard. La Commission européenne ayant estimé… qu’elle n’allait pas assez loin. La Commission européenne souhaite intégrer notamment la manutention, le pilotage ainsi que le dragage qui étaient exclus dans cette proposition. Tout un programme ! Comme nous l’avons vu en 2003 et 2006 contre les paquets portuaires, la mobilisation des syndicats de dockers soutenus par des élus à l’offensive au sein de l’hémicycle de Strasbourg avait permis de mettre en échec les tentatives de privatisation.

Qu’il s’agisse des domaines ferroviaire, portuaire ou aérien, le résultat des élections européennes du 25 mai sera déterminant pour l’avenir des infrastructures publiques de transport en Europe.

Juliette Ryan est collaboratrice front de gauche au parlement européen.

(Dans ce numéro, voir aussi l’article sur Ryanair p.44 concernant le dumping social dans le transport aérien en Europe.)

Martigues. L’éléphant ne trompe pas

le 12 mai 2014

Martigues. L’éléphant ne trompe pas

« Gueule d’industrie ». « Fralib » en vedette hier au festival du documentaire de l’association « Plus belles les luttes » à Martigues.

Hélène Le Cacheux, co-auteur du petit livre « Avec les Fralib, de la résistance à l’alternative »(1), Olivier Leberquier, syndicaliste CGT et Claude Hirsch, réalisateur de deux petits films sur la lutte des « Fralib » étaient les invités du festival du film documentaire « J’ai une gueule d’industrie et alors ? » hier. Pour la dernière journée de cette manifestation, on ne pouvait rêver lutte plus emblématique que celle des « Fralib ». Emblématique par la durée du conflit (près de quatre ans) et son enjeu : la reprise de l’activité sous forme de coopérative avec une autre philosophie que celle du géant Unilever. Géant, le mot n’est pas trop fort : il suffit de voir l’opération boycott menée par les salariés dans un hypermarché d’Aubagne qui consiste à vider les rayons de tous les produits de la firme transnationale. Shampooing, produit de douche, infusions, lessive, moutarde, mayonnaise, glaces… il y en a pour tous les goûts. Le goût justement…

Reconquérir l’outil… et le goût

« Jusqu’ à l’an 2000, le tilleul venait de Provence-Alpes-Côte d’Azur, de Rhône-Alpes ou du Sud Ouest ; aujourd’hui Unilever et Ducros ne s’approvisionnent plus en France » souligne Olivier Leberquier, alors qu’« on peut le faire pour la menthe, la verveine, la camomille, on peut avoir un circuit court et un produit nettement meilleur ». D’ailleurs, Hélène Le Cacheux confie avoir fait, pour son livre, « le choix de rentrer dans l’histoire de cette lutte par l’aspect aromatisation » qui traduit « d’abord la fierté et l’amour du métier ». Si le combat pour récupérer la marque « Eléphant » aboutit, « il faudra du temps pour se réhabituer au goût car ce ne sera pas la même chose que les sachets, avec leurs arômes de synthèse » concède cependant Olivier Leberquier. Sa description du circuit de production des infusions suffirait pourtant à convaincre de la nécessité de fonctionner autrement : matières premières récoltées en Amérique latine ou dans l’Europe de l’Est, débarquées au port de Hambourg, avant de faire 600 km en Allemagne puis un voyage en camions jusqu’à Katowice (Pologne) « pour être mis en sachets avant de revenir en France » !

Faire autrement, c’est possible, les « Fralib » l’ont démontré avec leur opération de production pour la fête de « L’Humanité » en septembre 2013. De l’achat du tilleul en petite quantité à Buis-les-Baronnies (Drôme) au conditionnement sur les machines à Gémenos. « Si on arrive à avoir la marque "Eléphant", on peut tout de suite produire 600 tonnes et être dans les rayons » souligne Olivier Leberquier qui ne cache pas que la grande distribution est incontournable, à l’instar des débouchés trouvés par les anciens salariés des glaces « Pilpa » (devenues « La Fabrique du Sud ») dans l’Aude : « ils ont réussi à trouver une vingtaine de points de vente dont Leclerc et Système U ». Ce qui n’empêche pas d’avoir d’autres fers au feu : « des CCAS vont passer contrat avec eux. Et une association, "Les amis de la Fabrique du Sud" a été créée » ajoute Hélène Le Cacheux.

Reste le terrain politique… et les visites de campagnes électorales d’Arnaud Montebourg et François Hollande chez les « Fralib » qui n’ont pas été suivies d’effet… Pourtant, remarque le syndicaliste, « la marque appartient plus aux travailleurs qu’aux actionnaires qui ne font que passer ». Evoquant l’action des élus Front de gauche à la Région, Hélène Le Cacheux (candidate sur la liste aux Europeénnes) note pourtant que « ensemble, on peut aller vers un projet alternatif ».

Jean-François Arnichand (La Marseillaise, le 12 mai 2014)

(1) Avec François Longérinas (Editions Brunon Leprince). Un CD 4 titres de soutien, avec « Los Fralibos » (aidés par H.K. et les Saltimbanks) et « Misère et Cordes » notamment, vient de sortir.

"Une autre BCE et un autre euro, contre l’austérité"

Par Boccara Frédéric, le 12 mai 2014

"Les médias dominants veulent enfermer le débat sur l’Europe dans la fausse alternative : « fédéralisme ou nationalisme », qui se traduit pour l’euro en « si vous ne voulez pas le statu quo c’est la sortie de l’euro ». Nous n’aurions le choix qu’entre européistes ou lepénistes ?"

Dans les deux cas, l’exigence de transformation sociale profonde, rompant avec la logique dominante, est évincée, niée. C’est pourtant celle qui est majoritaire dans l’expression populaire des luttes, ou des opinions. C’est l’exigence d’une autre Europe, et tout particulièrement d’une autre BCE et d’un autre Euro.

L’incohérence démagogique des discours des européistes comme des nationalistes est pourtant terrible. Les uns font des phrases sur l’Europe sociale sans proposer de changement sur l’euro, les autres font des phrases sur la Nation sans mettre en cause le pouvoir patronal exorbitant pour que l’argent serve les profits du grand capital et des banques.

Et dans les deux cas, on prétend que le problème principal serait le niveau du taux de change de l’euro avant tout : bref la compétitivité-prix, donc essentiellement salariale. Alors qu’il y a besoin non seulement de baisser de tout autres coûts, mais aussi – surtout - de nouvelles dépenses à la fois dans les services publics et par des entreprises dans l’emploi, les salaires, les qualifications, les recherches.

Préciséement, l’exigence populaire contre l’austérité, c’est l’exigence que l’argent, donc l’euro, aille aux services publics et à l’emploi, au lieu de nourrir le capital, les placements financiers et les délocalisations. C’est aussi l’exigence de le faire au niveau européen, tant nos économies sont liées entre elles, tant les questions posées nécessitent du commun européen (depuis l’écologie jusqu’aux multinationales, en passant par la fiscalité).

Il faut donc des transformations cohérentes reliant les buts de la construction européenne, les pouvoirs et les moyens financiers. Quelques principes simples pour commencer à sortir vraiment de la dictature des marchés financiers, au lieu de prétendre l’atténuer voire se les concilier. Viser une Union européenne de sécurisation de l’emploi et de la formation, de tous les moments de la vie, au lieu de la concurrence libre et non faussée ; Viser une UE de coopération et non fédéraliste, à travers une confédération d’Etats librement associés. Au service de ces buts, partager le pouvoir de création monétaire en commun, à partir de pouvoirs démocratiques des gens à partir de là où ils sont, au lieu d’une intégration fédéraliste, où la BCE dicte aux peuples la marche à suivre et les ravages sociaux.

Une autre BCE, un autre euro peuvent être immédiatement amorcés. C’est le sens des apports communistes repris dans le Front de gauche, reprises aussi par le PGE, lors de sa conférence internationale du 10 avril à Bruxelles (Syriza, Izquierda Unida, Die Linke, …). Il est décisif de porter cela au niveau politique dans la campagne, au lieu de simplismes purement « anti ». C’est aussi le sens de la bataille politique qu’auront à mener les élus GUE ainsi qu’à organiser et à impulser le PCF et les partis du PGE.

Premièrement la BCE doit reprendre systématiquement les dettes passées, agissant comme prêteur en dernier ressort, sans les conditions anti-sociales qu’elle impose.

Deuxièmement, pour les nouvelles dépenses publiques, nous proposons la mise en place d’un Fonds européen pour le développement social et écologique solidaire. Son objectif, financer les nouvelles dépenses publiques des Etats, pour le développement des services publics (éducation, santé, protection sociale, recherche) et pour développer l’emploi, selon des critères précis. Son fonctionnement serait démocratique, avec des représentants du parlement européen, des parlementaires nationaux, des représentants des travailleurs. Et il pourrait être saisi directement depuis le terrain pour financer des projets concrets. Ses moyens financiers, l’argent  le Fonds serait financé par la création monétaire d’euros de la Banque centrale européenne, et non par les marchés financiers, ainsi que par le produit d’une taxe dite Tobin.

Cette nouvelle institution démocratique et sociale, intercalée entre la BCE et les Etats nationaux prendrait les titres de dette des Etats, sortant ainsi des griffes des marchés financiers. Les Traités existants l’autorisent formellement, c’est l’article 123.2 du Traité de Lisbonne, même si cela irait contre la logique profonde de la construction européenne actuelle.

En s’appuyant sur cette proposition, il s’agit ainsi de porter une question populaire : « l’argent des européens, la BCE, l’euro, doit financer les services publics », c’est possible, c’est nécessaire, c’est efficace. « Pourquoi ne le faites-vous pas ? ».

Troisièmement, les entreprises doivent changer radicalement de comportement : investir pour développer l’emploi, au lieu de soit délocaliser et spéculer, soit investir contre l’emploi. Pour cela, il faut bien sûr de nouveaux pouvoirs des travailleurs et des nationalisations nouvelles. Mais immédiatement, au niveau européen, au lieu de se lamenter, la BCE a le pouvoir d’impulser un autre comportement des banques, par son « re-financement ». Au lieu de leur prêter quasi gratuitement 1.000 milliards d’euros et sans aucune condition, elle doit leur donner de l’argent si cet argent finance des crédits à des investissements matériels ou de recherche qui développent l’emploi, les salaires, les qualifications.

J’imagine, j’aimerais des initiatives populaires mettant en cause publiquement les décisions prises par la BCE, par des manifestations, des rassemblements coordonnés en Europe, devant les Banques centrales nationales de chaque pays, lorsque les gouverneurs nationaux se réunissent au conseil de la BCE, et exigeant d’autres décisions.

Cela contribuerait à polariser tout autrement le débat politique en Europe ! Durant la campagne et au-delà.

(Article paru dans l'Humanité du 12 mai 2014)

Ian Brossat : "Priorité au logement"

le 12 mai 2014

Ian Brossat :

Interview de Ian Brossat dans le JDD sur le logement.

http://www.lejdd.fr/JDD-Paris/Brossat-Priorite-au-logement-665688

Européennes. Les candidats de gauche draguent l'étang

le 11 mai 2014

Européennes. Les candidats de gauche draguent l'étang

Marie-Christine Vergiat a rencontré les participants et assisté aux projections du premier "festival du film docu des luttes" à la salle du Grès, jeudi.

La Provence, le 11 mai 2014

Un instrument de transformation sociale

le 11 mai 2014

Un instrument de transformation sociale

La création de la Sécurité sociale en 1945 répondait à une grande ambition : organiser la société sur des bases justes et solidaires, favoriser l’émancipation citoyenne. En cela elle fut subversive et audacieusement visionnaire d’une autre façon d’asseoir le développement de la société. Dès sa mise en œuvre, le projet initial fut altéré par les conservatismes et des résistances fortes. Le principe d’unité s’est peu à peu effacé devant la segmentation du système, l’approche gestionnaire a pris le pas sur l’enjeu sociétal. La solidarité nationale s’est progressivement estompée face aux mesures sectorielles et à la segmentation des droits. La transformation du capitalisme, la mondialisation et l’idéologie néolibérale ont signé la fin des synergies entre développement économique et protection sociale voulues par les créateurs de la Sécurité sociale et dont on a pu mesurer les bienfaits durant toute la période de reconstruction économique de la France. Traitée malheureusement comme une charge et non plus comme une chance pour le pays et ses habitants, la Sécurité sociale d’aujourd’hui a conservé son nom, mais on lui a fait perdre progressivement de son âme.

L’exemple de l’assurance maladie est éloquent : cette branche de la Sécurité sociale a été rendue déficitaire sans discontinuité depuis 1989. Elle ne rembourse plus aujourd’hui que la moitié des soins courants pour les personnes qui ne sont pas en affection de longue durée et ses prestations se sont progressivement déconnectées de la réalité des dépenses supportées par les ménages. Les conseils des caisses n’administrent plus, l’essentiel des pouvoirs étant confié aux seuls directeurs. La politique conventionnelle, qui laisse libre cours aux vieux principes de la médecine libérale, s’avère incapable de faire évoluer un système de soins inadapté face à l’explosion des maladies chroniques et des affections de longue durée. Alors oui, la Sécurité sociale doit être défendue. Contre un pacte dit de responsabilité qui veut la priver des ressources essentielles et réduire ses prestations. Contre des évolutions de la complémentaire santé qui tendent à limiter sa place et son rôle. Mais défendre la Sécurité sociale implique aussi de la repenser, à l’aune des besoins actuels, à travers un plan d’ensemble explicité et débattu démocratiquement, comme le fut celui qui présida à sa création.

Posons-nous quelques questions fondamentales. Sur le financement, pourquoi ne pas asseoir les cotisations sur toutes les richesses créées dans l’entreprise, de manière neutre vis-à-vis des facteurs de production, le capital et le travail ? Ne peut-on aussi imaginer une fiscalité qui protège à la fois l’environnement et la santé des personnes ? Sur les prestations, ne faut-il pas encourager la prévention des risques sanitaires et sociaux plutôt que leur réparation ? Ne faut-il pas considérer la protection sociale comme un investissement susceptible de réduire les inégalités et de contribuer au développement économique et humain ?

Sur la gestion, ne peut-on faire émerger une démocratie sociale, participative et représentative, tirant enseignement des expériences du paritarisme et des impasses de l’étatisme ? Sur le partenariat avec la mutualité, celui-ci n’est-il pas une voie à privilégier ? Car la solidarité nationale ne peut répondre à tout, alors ne nous interdisons pas de faire barrage ensemble à la marchandisation de la santé, encourageons les actions visant à mieux réguler et mieux organiser le système de santé, cherchons les voies nous permettant de conjuguer nos compétences et nos savoirs au service des personnes… comme à la création de la Sécurité sociale, sur les critères de responsabilité, de démocratie, de solidarité, de mouvement social et citoyen.

Le fatalisme n’est pas de mise, pas plus que les contraintes de la construction européenne. La Sécurité sociale doit redevenir une perspective qui réenchante, mobilise et soutient les progrès sociaux et sociétaux.

L’URGENCE D’UNE POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE EUROPÉENNE FACE À L’INEFFICACITÉ DU MARCHÉ, FRANÇOISE LAURENT

le 11 mai 2014

En France le débat national sur la « Transition Énergétique » est clos et donnera lieu dans les semaines qui viennent à des décisions. Y a-t-il réellement eu débat? Le tournant énergétique allemand est-il une piste pour la France? Quel sens pourrait avoir une politique énergétique européenne?

Les questions abordées sont complexes et nécessitent une approche à la fois globale et précise. Dans le domaine énergétique, poser les questions politiques et permettre aux citoyens d’intervenir est indispensable, dans un contexte où le dogme et la peur tiennent bien souvent une place essentielle dans l’argumentation.

LES ENJEUX ÉNERGÉTIQUES EN EUROPE

L’Europe dispose de ressources énergétiques variées mais réparties inégalement selon les pays. Globalement l’Europe est importatrice de combustibles fossiles, ce qui entraîne trois conséquences:

Une forte dépendance économique vis-à-vis des pays qui les fournissent et des entreprises qui les exploitent, ce qui a des conséquences sur les balances commerciales et sur les positions de politique extérieure.

Des émissions considérables de Gaz à effet de serre (GES) et notamment de CO2 : 79 % des émissions de GES de l’Europe sont liées à la consommation d’énergie(1), mais tous les moyens de production de l’énergie n’en émettent pas.

L’accès pour tous à l’énergie est une question de société qui se pose avec d’autant plus d’acuité que le prix de l’énergie augmente en même temps que le nombre de pauvres.

La place de l’électricité dans le mix énergétique et la nature des moyens de production mis en œuvre pour la produire sont au cœur des questions énergétiques. En effet l’électricité peut remplacer les énergies fossiles pour de nombreux usages qu’il s’agisse d’usages domestiques ou industriels. Mais ce transfert d’usages n’a de sens que si la production d’électricité est elle-même « décarbonée ».

L’ÉLECTRICITÉ: 30 ANS DE DIRECTIVES EUROPÉENNES

Le traité de Lisbonne (art 194) intègre 4 objectifs pour l’UE en matière d’énergie:

assurer le fonctionnement du marché de l’énergie;

assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans l’Union;

promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables;

promouvoir l’interconnexion des réseaux énergétiques, les états restant maîtres de leurs choix en matière d’exploitations de leurs ressources et de constitution de leur «bouquet énergétique».

Pour ce qui concerne l’électricité, l’interconnexion des réseaux existe de longue date. L’introduction des lois du marché, c’est-à-dire l’ouverture d’un nouveau champ au profit et à la spéculation, se concrétise par la mise en place d’une bourse, la privatisation des services publics et une réglementation très complexe tentant de rendre compatibles lois du marché et sécurité d’approvisionnement, dans un domaine où le stockage est très limité. Les énergies renouvelables ont un coût de production élevé et leur production est intermittente. Dans le « marché libre et non faussé » elles ne peuvent pas se développer. Leur promotion est assurée par l’obligation faite aux distributeurs de racheter toute cette production à un tarif très élevé (jusqu’à 10 fois le coût de production des énergies classiques). Les investisseurs y trouvent leur intérêt, mais de nouvelles bulles spéculatives sont créées.

LE TOURNANT ÉNERGÉTIQUE ALLEMAND (ENERGIEWENDE), UN MODÈLE À GÉNÉRALISER?

L’Allemagne a décidé au début des années 2000 (gouvernement Schröder), de modifier sa politique énergétique. La sortie du nucléaire était décidée et le développement des énergies renouvelables favorisé par une obligation d’achat à des tarifs élevés. L’arrivée au pouvoir de la droite a remis en cause cette politique et aucun arrêt de réacteur n’a été anticipé. Après l’accident nucléaire de Fukushima (2011), sans concertation avec ses partenaires européens, le gouvernement Merkel décide d’un changement rapide en matière de production de l’électricité. 8 réacteurs sont arrêtés et les 9 restants devraient l’être avant fin 2022 (mais aucun ne l’a été en 2012-2013). Le « Tournant Énergétique » a fait le double pari de la mise au point d’installations industrielles de captage du CO2 et de solutions de stockage de l’électricité. En 2014, les pilotes industriels de captage de CO2 ne sont toujours pas opérationnels, pas plus que les solutions de stockage (hors pompage hydroélectrique), ce qui rend très peu probable un fonctionnement industriel en 2022.

Quelles sont les conséquences sur le système électrique allemand et européen?

Avant « le tournant », le système électrique allemand possédait, logiquement, des moyens de production proches des centres industriels gros consommateurs, dont les tranches nucléaires arrêtées. L’installation et la mise en service rapide du parc éolien situé au nord du pays, à 700 km des consommateurs, n’ont pas été coordonnées avec la construction des 4000km de nouvelles lignes THT (très haute tension) indispensables pour transporter l’énergie produite. En attendant, les pays voisins doivent laisser transiter sur leurs lignes, ainsi saturées, l’électricité que le réseau allemand ne peut transporter. Il faut 10 ans pour construire une ligne THT, la situation va donc durer. Le système européen est depuis longtemps interconnecté, ce qui induit à la fois interdépendance et solidarité. Rappelons que l’électricité circule selon les lois de la physique dans un système complexe où il est difficile de savoir à chaque instant ce qui se passe à chaque endroit. Il n’est pas question de couper des liaisons internationales, sauf pour protéger le fonctionnement global du système en cas de grosse défaillance. En arrêtant sa production nucléaire et en injectant dans une autre zone du réseau de l’énergie éolienne, intermittente par nature, le gouvernement allemand a modifié l’équilibre général du système : il a imposé à tous les pays voisins d’assumer les conséquences de cette évolution brutale.

L’idée selon laquelle la politique et la sobriété énergétiques de nos voisins seraient bien plus efficaces que les nôtres est-elle réellement confirmée par les faits?

Si la consommation d’électricité des ménages allemands est plus faible que celle des Français, la consommation totale d’énergie par habitant est similaire dans les deux pays. Les consommations annuelles sont de 0,76 tep/h (tep: tonne équivalent pétrole: une unité d’énergie) pour l’Allemagne et 0,68 tep/h pour la France

Le modèle allemand a-t-il permis de réduire les émissions de CO2 du pays?

L’Allemagne est un des plus gros producteurs de CO2 d’Europe. 60 % de son électricité est produite à partir d’énergie fossile. En 2013 la production de CO2 était de plus de 9t/an par habitant en Allemagne et de 5,6 t en France. L’arrêt des centrales nucléaires a provoqué un pic en 2011, la mise en service des énergies renouvelables fait peu baisser les émissions, du fait de leur caractère intermittent, car il est nécessaire de compenser les déficits de production, la nuit et lorsque le vent est trop faible. Cette compensation est faite par de la production carbonée (lignite et charbon essentiellement)

Quelles sont les conséquences pour les utilisateurs?

Le tournant énergétique comprend des mesures volontaristes de développement des énergies renouvelables, sensées prendre fin lorsque les technologies seront arrivées à maturité. Les tarifs sont bien plus élevés que les autres moyens de production. On n’est donc ni dans le marché, ni dans l’optimisation du coût dans l’intérêt général. L’ensemble des frais générés par ces achats d’énergie par le distributeur n’est pas intégré au prix du kWh (kilo watt heure), mais dans les factures des consommateurs sous forme de taxe. Le gouvernement allemand a choisi de reporter l’essentiel de ce financement sur les consommateurs particuliers et sur les entreprises « non électro-intensives ». Cela se traduit d’après une étude du Trésor(2), par un coût supérieur de 80 % plus élevé pour les ménages et de 40% plus élevé pour les petits industriels, en Allemagne par rapport à la France. Le prix pour les gros consommateurs industriels est maintenu artificiellement à un niveau proche du tarif en France.

L’EEG (Erneuerbare-Energien-Gesetz) qui représente 52,80 /MWh (mégawatt heure) en 2013 (35,90/MWh en 2012) en Allemagne(3). Plusieurs autres taxes (aux différents niveaux territoriaux) s’ajoutent à la facture des consommateurs particuliers, les gros consommateurs en sont aussi exonérés.

La question de la précarité énergétique n’est pas prise en charge par l’état fédéral, aucun équivalent du Tarif de Première Nécessité n’existe. Qu’il s’agisse de la lutte contre le réchauffement climatique, de l’optimisation technique du système, ou de l’accès à l’énergie pour tous, le modèle énergétique allemand n’a pas démontré sa supériorité, il serait pour le moins prématuré de le suivre les yeux fermés. Il semble pourtant que les conclusions du débat sur « la transition énergétique » s’inspirent largement de ce modèle.

Plutôt que de généraliser une politique qui présente de sérieux risques de recul dans plusieurs domaines, l’UE ne devrait-elle pas bâtir une politique énergétique commune?

LA NÉCESSITÉ D’UNE POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE EUROPÉENNE

Jusqu’ici les directives européennes en matière d’énergie et d’électricité se sont concentrées sur la mise en place du marché unique. Une politique énergétique cohérente devrait avoir pour objectif d’assurer l’équilibre production consommation dans les meilleures conditions de coûts pour les consommateurs tout en minimisant l’impact environnemental. Cet objectif nécessite de coordonner les investissements (et notamment la composition du parc de production et le réseau de transport), de gérer les ressources (par exemple les ressources en eau et le pompage) en dehors des effets d’aubaine du marché. Les industriels européens et particulièrement français et allemands, ont encore un réel savoir-faire en matière de conception et de construction de systèmes de production de transport de l’électricité et de gestion du système électrique. De nouvelles technologies, tant en matière d’énergies renouvelables, qu’en matière de nucléaire et de gestion du réseau sont en cours de développement. Elles nécessitent de lourds investissements qui pourraient être partagés.

Mais il faut inverser le sens des évolutions en cours et faire reculer le poids du marché, si l’on veut bâtir une politique énergétique européenne utile au plus grand nombre.

*FRANÇOISE LAURENT est experte à l’Institut Énergie et Développement (IED).

(1) Chiffre 2011 de l’agence européenne pour l’environnement

(2) Document de travail de la DG Trésor Nov. 2013

(3) L’équivalent pour la France : la CSPE est de 13,50 €/MWh (10,5€/MWh en 2012).

HORIZON 2020, RISORGIMENTO(*) À LA BRUXELLOISE ? SÉBASTIEN ELKA

le 11 mai 2014

*renaissance

Avec 80 Mds , le programme européen Horizon2020 sera le troisième poste du budget communautaire 2014-2020 et le fer de lance de la prétention de l’Union Européenne à avoir une vision de l’avenir industriel de notre continent.

Qu'en est-il vraiment?

LES TROIS PILIERS DU PROGRAMME HORIZON 2020

L’« Excellence scientifique » d’abord, soit 24 Mds € dédiés pour moitié au financement de projets via le Conseil Européen de la Recherche, le reste réparti entre bourses Marie Curie pour les chercheurs, financement d’équipements scientifiques et technologies émergentes.

Le « leadership industriel » ensuite, 17 Mds partagés en un tiers pour le spatial, un tiers pour les « technologies clés » (nanotechnologies, biotechnologies, électronique, photonique, matériaux avancés, robotique et procédés industriels avancés), un tiers pour les « Communautés d’Innovation par le Savoir », réseaux regroupant ingénieurs et chercheurs en sciences appliquées autour de projets préindustriels.

Les « Défis sociétaux » enfin, 29 Mds pour financer des projets apportant des réponses aux grands défis de l’énergie, des transports, de la santé, de l’alimentation et de l’utilisation des ressources agricoles, du changement démographique (vieillissement et dépendance), de la société de l’information et de la sécurité collective.

S’y ajoutent quelques autres lignes de programme dont celles de l’Institut Européen de Technologie EIT, basé à Budapest, du centre de recherche de la Commission (CRC) et les activités nucléaires portées par Euratom. Par rapport aux programmes de recherche et développement précédents – les fameux FP1 à FP7 – une certaine volonté de changement est à noter.

LA FIN DU SAUPOUDRAGE SANS CONTREPARTIES?

D’abord, rappelons que l’objectif de ces programmes est de financer des activités de R&D collaboratives –c’est-à-dire menées ensemble par des équipes de recherche de différents pays d’Europe – pour aider à l’émergence d’innovations censées répondre aux besoins des sociétés européennes tout en permettant aux industriels européens de rester à la pointe de l’innovation donc « compétitifs». La différence serait que cette fois au lieu de pousser la maturation de technologies choisies par les lobbies industriels, il s’agirait de tirer les développements depuis le point de vue des grandes priorités politiques de l’Union. Ne plus donner à chacun à mesure de sa capacité d’influence sans lien réel avec la possibilité de retombées industrielles en Europe, mais imposer les objectifs auxquels il s’agirait de tâcher de répondre pour mériter de l’argent public. Intention louable assurément, dont on suivra la réalité de mise en œuvre avec une attention circonspecte…

DE L’ARGENT PUBLIC POUR DES PILOTES DE PRÉ-PRODUCTION

Une autre évolution affichée est celle du niveau auquel put se placer le soutien européen à la recherche industrielle. La toute-puissante Direction générale de la concurrence de la commission – suivant une interprétation extrémiste des déjà très libéraux accords de l’OMC – avait fixé le plafond: une aide européenne ne pouvait financer que les frais opérationnels de recherche et développement, pas les investissements en matériels, locaux, logiciels, etc. Le résultat était que, pour le travail amont des chercheurs et ingénieurs, sur ordinateur ou en labo, l’aide pouvait être intéressante. Mais pour aller jusqu’à la mise en production d’un produit dans une usine, pour financer les coûteux prototypes et démonstrateurs permettant de confronter la théorie à la pratique, il en allait autrement. De ce fait, l’Europe a au fil des années distribué des milliards d’argent public pour financer le développement de technologies qui n’ont jamais atteint la main d’un ouvrier européen. Et pour tout dire même rarement quitté la planche à dessin. Il faut comprendre que cette étape de « pré-industrialisation » est à la fois de plus en plus nécessaire et de plus en plus difficile à financer. Nécessaire car les produits et processus de production sont de plus en plus complexes et contraints en termes de coûts, de logistique, de protection de l’environnement et de protection des travailleurs (à défaut d’aller jusqu’à prendre soin de leur qualité de vie au travail, c’est déjà cela de pris !). Nécessaire aussi car il faut l’avouer les libéraux ont bien organisé la concurrence mondiale et que la survie des entreprises se joue sur la « compétitivité » de leurs appareils de production, qui doivent être de plus en plus automatisés, précis, stables en qualité, efficaces en énergie et en matière. Mais difficiles à financer, car ces investissements de démonstration industrielle qui combinent montants élevés – souvent plusieurs dizaines de millions d’euros – notables risques d’échec et retour sur investissement encore incertain sont loin de satisfaire aux « normes » de rentabilité financière qui se sont partout imposées. Aussi, puisque l’Europe prétend avoir désormais une politique industrielle puisque l’Europe prétend avoir désormais une politique industrielle mais qu’elle n’entend pas affronter l’hégémonie des financiers, elle n’a d’autre choix que de leur substituer de l’argent public. C’est ce qu’elle a déjà commencé à faire en finançant des « installations pilotes ».

RUSES DE L’HISTOIRE, HOLD-UP ET DÉPENDANCES

Avec ce financement de pilotes de pré-production, l’Europe s’apprête à s’enfoncer plus avant dans les cadeaux fiscaux et aides en tous genres aux entreprises, déjà faramineuses. Et dans sa communication du 22 janvier 2014 sobrement intitulée « Pour la Renaissance industrielle européenne » – attention à la majuscule ! – la Commission européenne appelait les états membres à se faire le relais de cette politique sur leurs territoires. Parallèlement, elle a invité suivant la même logique les régions d’Europe à se doter d’une « spécialisation intelligente » – soit engager une politique de spécialisation économique de leur territoire – assise sur la même logique (notons au passage que parmi celles qui l’ont fait, deux tiers ont choisi pour priorité l’une au moins des six « technologies génériques »). Au nom de l’indispensable modernisation des appareils productifs européens, on s’apprête donc à tous les niveaux à poursuivre le hold-up. Les milliards dépensés sur ces politiques industrielles prétendent compenser des défaillances de marché en soutenant des activités jugées indispensables pour l’industrie européenne, mais à la fin ce sont toujours les marchés qui décident des vainqueurs et des perdants.

Il y a toutefois peut-être en filigranede ces évolutions une ruse de l’histoire.Car à mesure que s’approfondit le financement d’activités privées par l’argent public, s’approfondit également un véritable phénomène de dépendance. Banques privées et financiers perdent du terrain dans le financement des investissements industriels, et c’est le secteur public qui prend le relais. Pour peu qu’il se donne les moyens de le faire avec une véritable compétence, le public développe sa capacité et sa légitimité à porter des décisions jusqu’au cœur de l’appareil industriel. Pour des pouvoirs publics qui demain voudraient réellement reprendre la main sur l’organisation de l’économie, imposer des contreparties sociales, environnementales ou de service public à des entreprises droguées à l’argent public, il y aurait là un formidable levier d’action. Il y faudrait de la volonté politique, du rapport de forces, de la démocratie. On n’y est pas sans doute, et en attendant les nouveaux leviers servent d’autres pilotes que les peuples. Mais si l’Europe était « refondée » dans le sens du souhaitable alors oui, il y aurait là des pistes pour d’autres possibles.

 

SÉBASTIEN ELKA est ingénieur, membre du comité de rédaction de Progressistes.

Point de vue de Sebastien ELKA

L’EUROPE ET LE DÉPÉRISSEMENT DE L’ÉTAT

Chaque fois que l’Europe fait un pas en avant, c'est encore trop souvent synonyme de recul pour nos conquêtes sociales, nos souverainetés nationales, nos États nations.

Il fut un temps où l’État, c’était la police, l’armée, la répression, la domination bourgeoise. L’horizon, c’était l’auto-organisation du prolétariat, le dépérissement de l’État. Puis de lutte en lutte, nous avons construit l’État social. D’instrument de domination, l’État est devenu un objectif de la lutte. Dans sa main droite est demeurée la matraque sans doute, mais dans la gauche on a découvert la loi protectrice, le service public, la protection sociale. Alors pour les puissances d’argent, l’État n’a plus été la solution, il est devenu le problème. Son dépérissement, désormais souhaité à droite, devait permettre aux entrepreneurs et autres héros du capital d’exprimer toute leur puissance sans souffrir de la bureaucratie hypocrite de l’État providence.

L’Union européenne est conçue comme l’une des armes de cette bataille. Sous ses feux, croisés avec ceux de la mondialisation et même de la décentralisation, l’État a été poussé à la défensive, a abandonné nombre de ses prérogatives, laissé le marché prendre en charge l’orientation de l’avenir commun. Bien conscients de ces enjeux, désireux de défendre nos acquis sociaux, nous le défendons pied à pied, cet État républicain. Est-on sûr de ne pas prendre l’histoire à rebours ?

Le principe de subsidiarité – arme bruxelloise de libéralisation massive – affirme que chaque prérogative de puissance publique doit être assumée au plus bas niveau pertinent. La gestion de l’eau est techniquement pertinente à l’échelle d’un bassin hydrique ? C’est

donc une compétence typiquement intercommunale. Les besoins énergétiques impliquent de grandes négociations internationales ? Ce serait donc un domaine à prendre en charge à l’échelle européenne… De bon sens, imparable, sujet à toutes les manipulations. Pourtant au fond, ce principe mène de fait à une déconcentration des pouvoirs, à un partage – certains diront un émiettement – de la souveraineté. Est-ce mauvais en soi ?

La réponse à cette question ne peut être qu’historiquement datée. En période d’hégémonie libérale, tout changement est l’occasion d’un mauvais coup sur les acquis sociaux. En période de fortes tensions sociales et politiques, toute nouvelle complexité rend les enjeux moins lisibles, entrave l’exercice de la démocratie, stabilise l’organisation existante. Depuis ses débuts, l’Europe portée par les thèses libérales réorganise les pouvoirs au service de la compétition de tous contre tous, pour verrouiller l’horreur économique, assurer la domination financière.

Mais si le capital a su déborder les frontières et forger cette Europe à son image, pourquoi ne pourrait-on pas, nous, peuples d’Europe, qui avons su le faire avec nos États, transformer une fois de plus l’instrument de domination en enjeu de la bataille politique et démocratiquement conquérir notre Europe sociale ? Nous aurions alors le double bouclier de nos États et d’une Union européenne refondée, nous aurions agrandi le champ de nos solidarités à l’échelle d’un continent – nouvel Internationalisme ! – et participé – comment ne pas s’en réjouir ? – à une déconcentration des pouvoirs.

AU PARLEMENT EUROPÉEN COMME AILLEURS, UNE FORCE DE DÉNONCIATION ET DE PROPOSITION, JACKY HENIN

le 11 mai 2014

Jacky Hénin nous livre son expérience d'élu au parlement européen. Il montre la difficulté du combat à mener, long et ingrat, mais nécessaire et à ne surtout pas déserter. Il donne une série d'exemples concrets pour apprécier les rapports de forces et les leviers d'actions possibles.

Progressistes : Après 6 ans de mandat, quel bilan?

Jacky Hénin: C’est toujours compliqué de faire un bilan. Nous sommes un tout petit groupe parlementaire et tous les projets portés par les députés de notre groupe, tous les amendements proposés, souvent rédigés avec les syndicats, sont quasi systématiquement retoqués par la droite et les socialistes.

Par exemple, nous avions mobilisé les syndicats pour moderniser les directives Seveso, informer davantage dans les entreprises, ouvrir des droits nouveaux aux salariés, assurer un contrôle renforcé de la puissance publique, etc. Seules des avancées mineures ont été retenues. Décevant, mais c’était déjà ça. Car la vie nous a montré que même ultraminoritaires, même s’il est très difficile de faire bouger quoi que ce soit, on peut freiner le rouleau compresseur, faire avancer quelques idées importantes et faire comprendre aux citoyens qu’il faut s’emparer des sujets pour espérer influencer les orientations choisies. C’est difficile, long et un peu ingrat, mais c’est comme cela qu’on construit le rapport de forces, qu’on mène les luttes au fond et qu’on finit par obtenir des victoires.

Après, évidemment si on avait un groupe de cinquante députés, on pourrait faire beaucoup plus, être plus audibles, peser. Mais dans tous les cas il est important d’être présent.

Progressistes: Comment joue la question nationale dans l’échiquier européen? Où situer la frontière?

J.H. : On parle de refonder l’Europe. La refonder, ce n’est pas la changer, mais en changer. Les fondations mêmes de celle que nous avons en font un instrument objectivement au service des détenteurs de capitaux, non à celui de la construction d’un territoire de coopération entre les peuples. Dans cette situation, on doit certes se battre pour gagner de nouveaux droits pour les citoyens et les travailleurs d’Europe, mais il est indéniable que le plan national reste fondamental. C’est celui de nos acquis sociaux et politiques, celui qui permet encore de porter du progrès et de protéger la population des mauvais coups du capital. Dans l’état actuel du rapport des forces, les débats sur les prérogatives pertinentes pour l’Europe ou pour les états membres ne visent qu’à donner un peu plus au capital, et donc toute autre voie qu’une union de nations libres est dangereuse.

C’est pour cela que la France doit garder la possibilité de voter des lois plus protectrices, plus restrictives que ce qui est décidé à Bruxelles. D’autant que la France est un pays qui compte en Europe, et que les initiatives que nous prenons sont regardées avec intérêt et peuvent – si elles sont bien ficelées – avoir valeur d’exemple.

Progressistes : Comment le groupe des eurodéputés de la Gauche unie européenne-Gauche verte nordique (GUE-NGL), dont vous êtes membre, participe-t-il à l’évolution de ce rapport de forces?

J.H.: Il pourrait apporter bien plus. Et pour évaluer son apport – qu’on voudrait plus riche – il faut rappeler ce que c’est. C’est un groupe divers, qui rassemble des communistes, des écologistes des altermondialistes, toutes les sensibilités de la gauche radicale en Europe. Cette diversité est une force car elle crée de l’échange et de la réflexion. Mais elle amène aussi souvent à des positions trop consensuelles, trop mesurées, pas toujours combatives à la hauteur des attentes populaires. Dans la Grèce en crise, Alexis Tsipras et sa coalition Syriza ont su choisir un mode d’expression ferme, qui leur a permis de se faire entendre. De même en France pour le Front de gauche de la présidentielle 2012. Et d’ailleurs l’audience de quelqu’un comme Daniel Cohn-Bendit, quelle que soit la teneur de ses propos, montre que l’on peut être eurodéputé et ne pas être inaudible. Au Parlement européen comme ailleurs, notre gauche doit être une force de dénonciation et de proposition, non une gauche de consensus mou.

Progressistes: Vous avez fait partie des commissions industrie, énergie et recherche du Parlement sortant. Avec la crise, on a vu revenir le terme de « politique industrielle», qui était devenu un gros mot. Qu’est-ce qui a changé?

J.H. : Même les libéraux ont été obligés de reconnaître que la stratégie de Lisbonne –faire de l’Union l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde, c’est-à-dire parier sur la seule très haute technologie et laisser massivement partir les usines–avait été une catastrophe. Mais même si le discours a un peu changé, l’idée reste bien ancrée que c’est au marché de décider qui doit vivre ou mourir. L’exemple le plus frappant est celui de la sidérurgie. Pour soutenir son incroyable essor industriel, la Chine consomme la moitié de la production mondiale d’acier. Du point de vue capitaliste, il n’est alors plus rentable d’en produire en Europe. Sauf que l’acier est indispensable à la construction, aux transports, à l’industrie, à des activités qui sont cruciales pour l’Europe. Perdre la maîtrise de l’acier, c’est brader l’avenir. La soi-disant politique industrielle de la Commission et du Conseil européen passe complètement à côté de cet enjeu. Il faut protéger ce qui est indispensable à la vie de nos concitoyens, l’industrie pharmaceutique, l’électronique, les réseaux de transport et l’industrie au sens large, qui structurent le territoire et entraînent énormément d’emplois induits. Nous avons besoin de coopérations à l’échelle européenne sur ces sujets. L’exemple d’Airbus montre que, quand les Européens unissent leurs forces, ils peuvent se construire un avenir. à l’inverse, quand chacun négocie ses approvisionnements en matières premières pour l’énergie ou l’industrie seul à seul avec la Russie ou d’autres fournisseurs, l’Europe entière est pieds et poings liés. Et puis il y a des enjeux comme celui de la relocalisation: rapprocher production et consommation, ne plus produire en Pologne un yaourt destiné à être consommé en Bretagne, tout cela mérite une réflexion à l’échelle de notre petit continent.

Progressistes: La fonction publique européenne est-elle dimensionnée pour assumer cette mission?

J.H. : Il faut savoir de quoi on parle. L’Union distribue certes beaucoup d’argent public, mais elle le fait en grande partie à travers les états et administrations locales. En France, ce sont par exemple les régions qui administrent le gros des aides européennes.

Il y a un intérêt à ce qu’il y ait une fonction publique européenne solide uniquement s’il s’agit pour elle d’assurer des équilibres, de taper sur les doigts de ceux qui utilisent mal l’argent public, de récompenser ceux qui l’utilisent pour le bien commun. Uniquement s’il s’agit de tirer vers le haut les réponses aux besoins de populations. On peut imaginer de nombreux services publics européens pertinents, mais la condition première à tout projet de ce type est qu’il soit conçu pour apporter un progrès, pas pour sabrer dans les effectifs nationaux ou préparer une privatisation. D’autre part il faut noter qu’on reproche souvent à l’Union européenne sa bureaucratie tatillonne. Mais il est normal que ceux qui touchent de l’argent public aient à rendre des comptes sur l’utilisation qu’ils en font. Actuellement, c’est plutôt la distribution d’argent public sans contrôle ni contrepartie qui doit nous préoccuper.

Progressistes: Avec le programme Horizon 2020, la Commission Européenne prétend parier sur des technologies «génériques» – comme les nanotechnologies, les biotechnologies ou la robotique – pour porter une «réindustrialisation par l’innovation». Que dites-vous de cela?

J.H.: Nous avons besoin d’une industrie moderne qui fasse la part belle à l’intelligence humaine. Cela veut dire une industrie connectée à la recherche, sans pour autant que la recherche technologique n’étouffe la recherche fondamentale. Cela veut dire une industrie que l’on protège contre la concurrence effrénée qui ne mène qu’à la régression salariale, réglementaire, sociale et environnementale et étouffe toute réflexion et tout progrès. Cela veut dire aussi faire émerger un sens de l’intérêt général et ne pas distribuer l’argent public seulement en fonction des équilibres et répartitions entre états membres, entre régions, entre lobbies, mais bien en fonction de l’utilité des projets et des besoins d’aménagement des territoires. Cela veut dire enfin faire de l’éducation un vrai sujet de coopération à l’échelle européenne. Car l’âge des études est particulièrement adapté pour permettre la rencontre et l’enrichissement mutuel. On est en train de remplacer les bourses Erasmus – qui permettent de partir faire une année d’études supérieures dans un autre pays européen – par un prêt. Ce n’est pas la même chose! On fait tout pour pousser les jeunes à financer leurs études et leur vie étudiante par l’emprunt, mais cela revient à commencer sa vie professionnelle avec un énorme fil à la patte, le contraire de l’émancipation dont doit être synonyme cette période de la vie. On ne fera pas d’innovation sans investir dans le savoir.

Progressistes: Le 25mai prochain auront lieu les élections européennes. Que peut-on attendre de la nouvelle assemblée?

J.H.: Tout dépendra bien entendu des rapports de forces. Néanmoins il ne faut pas attendre de miracles. Les députés européens ne distribuent pas de subventions, n’exercent pas de pouvoir exécutif, ils corédigent les lois et directives européennes avec la Commission et le Conseil. Le budget de la période 2014-2020 a été établi par les états membres fin 2013, en recul par rapport à la période précédente et attribué à 45% aux aides à l’agriculture productiviste souvent destructrice de l’environnement de la Politique agricole commune. Dans l’état actuel, le prochain Parlement n’aura quasiment aucune marge de manœuvre financière. Ce d’autant que chaque état membre cherche à maximiser son taux de retour, sans considération de solidarité ni priorité politiquement assumée. Cette question de l’argent et des moyens est primordiale. Il n’y a aujourd’hui aucune mise à contribution du capital et tant que ça ne bougera pas, il n’y aura pas de financement à la hauteur des moyens. En vérité, si l’on veut porter du progrès en Europe, nous devons avec nos partenaires – il y a désormais des Fronts de Gauche ou équivalents dans tous les pays d’Europe – pousser à des constructions qui servent l’humain. Des constructions à mettre en œuvre hors du cadre des paralysantes institutions européennes actuelles, mais définies avec les travailleurs et citoyens, dans le souci réel de la démocratie. C’est uniquement ainsi que l’on peut espérer faire bouger les choses dans le bon sens en Europe, que l’on peut espérer refonder l’Europe.

JACKY HÉNIN est membre de la commission Industrie, recherche et énergie du parlement européen.

Entretien réalisé par Sébastien ELKA

 
 
 
 
 
 
« Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Saint-Just (révolutionnaire français, 1767-1794)