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Cérémonie d'hommage à Gilles Masure, intervention de Henri Peña-Ruiz - Crépy-en-Valois, 7 mars 2014

Le vendredi 7 mars 2014 à 10 heures à la salle des Fêtes de Crépy-en-Valois, de nombreuses personnes se sont réunies pour rendre hommage à notre ami et camarade Gilles Masure, décédé suite à une longue maladie.
 
Parmi les interventions, celle remarquée de Henri Peña-Ruiz, professeur de philosophie, écrivain, ancien camarade d'étude de Gilles à l'École normale supérieure de Saint-Cloud.
 
 
Pour Gilles, par Henri Peña-Ruiz
 

C’était à l’École Normale de Saint-Cloud, en 1967. Gilles et moi avions vingt ans et nous allions faire connaissance. Notre professeur de philosophie commun, André Lécrivain, m’avait parlé de Gilles avec beaucoup d’estime autant pour sa hauteur de vue et ses qualités humaines que pour ses capacités intellectuelles. Il avait en somme préparé notre rencontre. Cette rencontre eut lieu  et nous sommes devenus amis. Nous avons poursuivi nos études de philosophie ensemble et découvert ensemble les espoirs et les difficultés de la vie humaine. Nous avons milité ensemble pour un monde meilleur, réfléchi ensemble, dans le partage fraternel de l’amitié. En parallèle, nous avons échangé les premiers mots sur nos rencontres respectives de l’amour. C’était il y a donc 47 ans.

Et me voilà maintenant devant cette absence qui serre la gorge. Le côté tragique de la vie semble devoir refouler dans la brume des nostalgies les si beaux moments vécus, et les mots paraissent dérisoires quand le chagrin nous prend et nous submerge. Pourtant, je voudrais témoigner de choses inoubliables et indestructibles de cette image de l’humanité que Gilles nous laisse. Je sais que sa modestie et la pudeur de ses sentiments l’auraient sans doute gêné en présence d’un hommage trop explicite. Mais nous sommes réunis autour de lui et d’Hélène, son admirable compagne, de ses fils Frédéric et Benjamin, dont il était si fier.

Alors permettez-moi d’évoquer l’ami, l’étudiant, le jeune philosophe, le militant passionné de la justice sociale et de l’émancipation multiforme.

En un monde déboussolé, que l’on dit trop souvent déserté par les idéaux, Gilles a porté un magnifique témoignage d’espoir et de confiance, de dévouement et de fidélité, à ce qui fait le meilleur de l’humanité : la capacité de dire non à l’injustice, de dépasser toute résignation, d’enfanter des idées et des valeurs propres à changer le monde. S’il y a bien une phrase que lui et moi avons toujours partagée, c’est bien celle du jeune Marx décrivant dans les Thèses sur Feuerbach  la vocation révolutionnaire de la philosophie. « Jusqu’ici les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde. Il s’agit désormais de le transformer ». Pour Gilles cette exigence avait la force d’une conviction éthique, inscrite dans sa sensibilité toute de gentillesse et d’humour, d’attention à autrui et de délicatesse. Mais elle était aussi le corollaire d’une approche rationnelle du monde comme il va, de ses contradictions, et des potentialités de justice qu’il contient. Gilles vivait la philosophie comme l’art de prendre soin de ses pensées. Un soin aussi essentiel que le soin du corps. Le goût de la pensée et de ses exigences se suffit à lui-même. Aristote en fait une source d’accomplissement et de joie. Mais il a aussi un enjeu pratique : la conquête de la lucidité pour agir.  En militants convaincus, nous parlions alors de la « bataille des idées ». Il faut pour cela que la conscience humaine sache dépasser les apparences, refuser toute fatalisation de la domination de certains êtres humains par d’autres. Apprendre, découvrir les pensées des grands philosophes, décrypter les problèmes de l’organisation sociale, pratiquer la dialectique grâce à laquelle on découvre les richesses futures du réel sous les violences de l’exploitation : telle était la merveilleuse espérance qui nous portait à nous engager, à militer jour après jour, à partager le savoir que nous commencions à acquérir.

Tel fut le climat de ma rencontre avec Gilles. Notre amitié allait s’établir très vite. Une amitié fidèle, dont le sillage allait persister même lorsque les circonstances de nos vies respectives ont semblé nous éloigner. Etudiants en philosophie, amoureux de culture et de réflexion dialoguée, nous avions concrétisé notre engagement en nous faisant communistes. Bref, nous étions frères en espérance et l’amitié revêtait la profondeur d’une vision commune de ce qui peut changer le monde. Nous aimions la poésie et la musique comme on aime ce qui témoigne de la beauté des choses, véritable manifeste contre les infamies de l’argent roi, des guerres impérialistes, de l’exploitation qui réduit les êtres humains à des ressources dites humaines. Engagés ensemble dans la solidarité avec le peuple vietnamien, avec les travailleurs en lutte pour des conditions de vie décentes, nous partagions l’espérance et les doutes, les scénarios de la transformation sociale, bref l’invention du possible. La société dite de consommation prenait son essor, mais tous ne consommaient pas. Nous étions frappés jusqu’à la révolte quotidienne par la coexistence de certaines formes de misère moderne et d’un opulence insultante en une époque où la médiatisation rendait manifeste ce scandale en forme de paradoxe. Hélas, ce que nous percevions à une époque où les droits sociaux n’étaient pas encore sur le déclin n’a fait que se confirmer et s’aggraver depuis. Ce diagnostic ne nous conduisait à aucun sectarisme, et nous savions que la transformation révolutionnaire du monde n’a rien de simple. La caricature stalinienne du communisme nous en avertissait, sans ébranler pourtant notre conviction communiste, comme elle le fit pour tant d’autres. Rien n’est simple dans la transformation du monde. Mais l’idéal ne saurait être altéré par ses contrefaçons. Ou si tel était le cas, ce sont les plus démunis, les laissés pour compte, qui en subiraient d’abord les conséquences. Et ne mesure-t-on pas le niveau de civilisation d’une société au sort qu’elle réserve aux plus démunis ? Ce critère, Gilles et moi l’avions découvert ensemble, et il allait guider nos vies selon des modalités différentes, mais sans jamais être démenti.

Gilles a vécu son engagement avec ferveur, avec constance, mais sans jamais abdiquer son esprit critique, source de lucidité. Philosophie oblige. Pour lui, le goût d’apprendre toujours et toujours faisait partie d’un généreux pari sur la culture, qu’il partageait en concevant son rôle de philosophe et d’élu communiste comme une promotion de l’éducation populaire.

Quelques souvenirs précis, gravés en moi depuis si longtemps.

Un jour, alors que nous partagions la même chambre dans la résidence de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, Gilles y installa un superble électrophone qu’il me fit aussitôt écouter. Le disque était de Jean Ferrat. La chanson, toute récente, s’intitulait « Ma France ». Voilà que nos espérances et nos combats étaient mis en musique et en paroles. Et quelles paroles ! « Celle qui de ses mains construisit vos usines,  Celle du vieil Hugo tonnant de son exil, celles dont Monsieur Thiers a dit qu’on la fusille !... Je n’en finirait pas d’écrire ta chanson, ma France… » Cette chanson nous l’avons découverte ensemble, émus, voire un peu bouleversés. Combien de fois, longtemps après, mon cher Gilles, je l’ai réécoutée. Et à chaque une émotion similaire. Tu n’étais plus là, mais nous étions quand même ensemble.

   Un autre jour après avoir lu un poème de Victor Hugo intitulé Melancholia, extrait des Contemplations, j’ai voulu le faire découvrir à Gilles comme une illustration poétique du paradoxe propre à la société capitaliste. Le premier vers évoque le travail des enfants. « Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? ». Puis nous nous sommes arrêtés sur un vers saisissant où le poète met en cause un mode de production « Qui produit la richesse en créant la misère ».

   L’année où nous avons préparé nos mémoires de maîtrise, en 1969, fut une extraordinaire découverte du travail de recherche. Gilles avait décidé de rédiger un mémoire sur l’interprétation par Paul Ricoeur de la psychanalyse. Pour ma part je rédigeais le mien un mémoire sur la critique par Marx du fétichisme de l’argent, notamment dans le Capital. Au fur et à mesure du développement de nos réflexions, nous nous faisions part de nos découvertes, et je mesurais la puissance de pensée de Gilles, qui parlait de façon limpide et forte de ses idées. Cette année, suivie de la préparation des concours de recrutement des professeurs, scella notre amitié.

   Un dernier souvenir, parmi d’autres, et qu’il m’est difficile d’évoquer ici sans une émotion extrême. Un soir, en rentrant dans la chambre où je travaillais sur un texte, Gilles s’approcha de moi pour me parler. Je compris tout de suite que la chose était importante et très nouvelle. Il y avait dans sa voix un mélange d’émotion et de jubilation. Son regard brillait. Il venait de rencontrer Hélène, qui allait de venir la compagne de sa vie, la mère de ses enfants. Avec des mots pudiques, chargés d’amour et de rêve éveillé, il me fit part d’une espérance nouvelle. Sa confiance vive m’impressionnait. Et l’évidence de son sentiment amoureux habitait son visage entre enthousiasme et impatience. Je me suis réjouis avec lui et cette soirée fut si belle !

   Les jours, les mois, les années ont passé. Nommés professeurs dans des endroits éloignés, absorbés l’un et l’autre par nos vies familiales respectives, nous sous sommes un peu éloignés non par le passage à une moindre amitié, mais du fait de nos situations. Une chose est sûre pour moi. Jamais je n’ai pensé à Gilles autrement qu’avec les sentiments d’affection et d’amitié qui s’étaient installés à tout jamais dans mon cœur. Cette amitié  se porta bien vite sur Hélène. J’ai suivi l’admirable travail de Gilles comme élu communiste, toujours au service des plus démunis, de la fraternité que fonde la lutte pour la justice sociale. La vie de Gilles est un exemple, un témoignage d’humanité, une preuve de ce que le meilleur de l’action courageuse et patiente peut faire advenir une société plus juste.

J’ai revu Gilles malade, il y a quelques mois. Hélène l’entourait d’attentions délicates qui m’émouvaient. Le regard de Gilles était resté le même. A la fois vif et doux, habité de tendresse pour sa compagne dont il m’a dit le dévouement sans limite. J’ai admiré qu’il puisse me parler encore de nos idéaux, de son intérêt pour Jean-Jacques Rousseau, et ce malgré sa souffrance, visible dans la fatigue qui le gagnait si vite.

Je sais combien il a fallu de courage à Gilles pour affronter la maladie. Et à Hélène pour l’accompagner. Gilles, tu restes en nous comme un exemple de générosité, de fidélité, d’engagement pour un monde meilleur. En te pleurant, nous chérissons secrètement tout ce que tu as été, tout l’espoir que tu as su faire vivre. Nous chérissons cette image de l’humanité que tu n’a pas seulement défendue par ton engagement, mais aussi incarnée par ta façon d’être. Chers Hélène, Frédéric, et Benjamin , je vous serre contre mon cœur.

                                                                                 

                             

                             

  

    

             

           

             

 

 

 

Intervention de Henri Peña-Ruiz

le 11 mars 2014

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