Le Monde du 24 mars 2021 - Cécile Prudhomme
Treize offres ont été déposées pour reprendre le spécialiste des fournitures de bureau
« Accrochez-vous, l’histoire est digne d’un film », reconnaît Sébastien Fournier, représentant des salariés dans la procédure, en tentant de raconter comment l’entité française d’Office Depot s’est retrouvée à jouer son avenir à la barre du tribunal de commerce de Lille.
Les repreneurs avaient jusqu’au vendredi 19 mars pour manifester leur intérêt pour le distributeur spécialisé dans le matériel et les fournitures de bureau, fréquenté par les professionnels et les particuliers, en redressement judiciaire depuis le 5 février.
Treize offres de reprise ont été déposées, selon nos informations. La plupart d’entre elles, dont Monoprix-Franprix, Top Office, Lidl ou le discounter Maxxilot, portent sur quelques magasins du réseau, avec des propositions allant de 5 à 380 postes conservés sur près de 1 500 que compte l’entreprise. De son côté, le distributeur Fiducial est intéressé par la logistique, les activités professionnelles et la vente par correspondance.
L’actuel président d’Office Depot France, nommé en mars 2019 et spécialiste du redressement d’entreprise, Guillaume de Feydeau, propose également de reprendre, dans son ensemble, l’entreprise, qui exploite 60 magasins, des sites de commerce en ligne ainsi que trois entrepôts et 22 plates-formes de distribution. Il avait participé à la relance de la compagnie maritime marseillaise SNCM en 2014 et piloté le redressement du chausseur JB Martin entre 2017 et 2018.
Cette issue, M. Fournier, délégué syndical central d’UNSA, la craignait depuis que le fonds d’investissement allemand Aurelius a pris possession de l’entreprise pour 1 euro en 2017. Quelques mois après l’échec, en 2016, de son projet de fusion avec son concurrent Staples, contrarié par les autorités, le distributeur américain Office Depot s’était alors délesté de ses activités européennes (environ 6 500 personnes dans 14 pays) auprès d’Aurelius Group. « C’est là qu’on a commencé à être inquiets, se souvient le syndicaliste. Tous les rachats d’Aurelius en France ont fini de la même façon. »
Étranges « flux financiers »
Parmi les victimes françaises de l’actionnaire allemand, la société de vente par correspondance La Source (ex-Quelle) que le fonds avait racheté pour 1 euro symbolique en 2007 et s’était engagé à restructurer. Deux ans plus tard, elle avait déposé le bilan. Il y a aussi eu le groupe de chimie pharmaceutique Isochem, racheté en 2010 et placé en redressement judiciaire en 2017. Et, plus récemment, la société Prisme, l’imprimeur du Loto, elle aussi liquidée en 2018. Toutes reprises et toutes financièrement essorées. « Depuis qu’ils nous ont rachetés, ils nous ont laissés couler », racontait, en 2018, Alain Guérin, représentant du personnel de Prisme à L’Écho républicain.
Alors, quand la trésorerie d’Office Depot France a commencé à s’assécher, les représentants des salariés dans l’Hexagone déposent un droit d’alerte, en février 2019, face aux « flux financiers intersociétés » qui leur paraissent étranges. Service informatique, utilisation de la marque, service de comptabilité en Roumanie... La filiale française paye tous ses frais de fonctionnement à d’autres sociétés du groupe sans en avoir tous les détails. Les salariés s’interrogent aussi sur le mouvement des actifs immobiliers et la disparition d’une créance en faveur de la filiale française. « Il y a deux ans, on a commencé à alerter le gouvernement, car on a vu qu’ils avaient enclenché la machine », poursuit le syndicaliste.
En mai 2019, le comité central d’entreprise dépose alors une plainte pour abus de bien social. L’entreprise est perquisitionnée. « Mais la plainte remonte à Lille et s’enlise dans les mains de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales [OCLCIFF] », s’inquiète M. Fournier. Le fonds allemand a déjà une stratégie en tête : se concentrer sur le modèle de la vente en ligne, avec des produits et des services à plus forte marge. Il cède, fin 2019, les filiales tchèque et slovaque au distributeur spécialisé PBS Holding, laissant en tendre que d’autres transactions seraient à venir.
Les responsables syndicaux sollicitent des sénateurs et députés, espérant ainsi politiser le dossier, avant d’être reçus à Bercy, qui « [leur] demande de réaliser des rapports ». Celui remis, en 2020, par le cabinet Eight Advisory, écrira que sa « mission s’est déroulée dans un contexte d’accès partiel à l’information », que certains documents demandés « n’existent pas » et que d’autres ne lui ont « pas été fourni[s] ». « A ce titre, nous n’avons pas été en mesure de présenter une analyse détaillée des recettes/coûts », pour pouvoir « évaluer le niveau de contreparties des redevances payées par Office Depot France. »
« Ensuite, la pandémie de Covid-19 est arrivé, une aubaine pour Aurelius », ajoute M. Fournier. En mai 2020, le fonds allemand décide de mettre en vente la structure française... Puis tout s’accélère. Le 27 octobre, une ultime réunion est organisée sous l’égide du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) pour parvenir à une solution avec Aurelius et la direction française. « Début décembre, on comprend que ça s’enlise. Ils nous ont coupé l’informatique pendant une semaine », raconte M. Fournier. Ni les banques ni les collectivités ne souhaitent avancer les 30 millions d’euros nécessaires à l’entreprise, tant qu’Aurelius sera aux commandes.
Et, pourtant, « ces cinq derniers mois, on commençait à regagner de l’argent, le plan de transformation, qui s’appuyait sur le développement de la vente en ligne, commençait à porter ses fruits », se désole M. Fournier. Le marché est certes très concurrencé en France (Amazon, Bureau Vallée, Top Office...), mais Office Depot est la seule « à posséder trois canaux de distribution : les magasins, le marché des professionnels sous contrat et la vente par correspondance avec Viking ».
En février 2021, la direction française n’a d’autre choix que de placer l’entreprise sous la protection du tribunal. « Dès le lendemain, notre structure européenne nous a coupé les achats et bloqué sur le port une trentaine de conteneurs qui devaient nous parvenir, s’alarme le syndicaliste. Dans un ou deux mois, on n’aura quasiment plus de marchandises. On est à genoux. »
le 27 March 2021
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