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Centenaire du PCF, au jour le jour : L'Humanité du jeudi 2 décembre 1920

L'Humanité, journal socialiste quotidien

À partir du site internet Gallica, de la Bibliothèque nationale de France

 

L'Humanité du jeudi 2 décembre 1920

 

 

Les tro​is - par Georges Pioch

C'est le premier chapitre de cette légende dorée ou Raymond Lefebvre rêvait de donner aux militants malheureux, aux apôtres sacrifiés du socialisme la vie lucide du souvenir et de l'exemple.

« Nos martyrs », disait-il. Voici qu'il brille parmi eux, lui : Raymond Lefebvre, qui rêva et, déjà, vécu la Légende dorée, si douloureuse ! eux : Lepetit et Vergeat, qui avaient porté aux cimes mêmes où la pensée se forme la conscience de leur travail manuel longuement médité.

Ils étaient partis sur la foi des étoiles nouvelles que leur raison créait en eux.

Ils avaient abordé à la Russie ou le Travail trouve la seule patrie qui ne lui ait point menti. Ils avaient connu que le socialisme est désormais une réalité populaire, étendue au pays le plus vaste de l'Europe ; une réalité infiniment dolente, incomparablement affligée, où la chère crie la plus âpre de ses souffrances, où l'esprit a vacillé bien souvent sous l'excès de tous les désespoirs… Mais une réalité inextinguible et qui porte dans ses hommes persécutés, dans ses œuvres que l'on calomnie, l'avenir du monde et le salut de la civilisation.

Ils avaient touché de leurs mains ferventes les plaies du Socialisme-Messie, du Peuple-Rédempteur.

Et ils nous revenaient, nous apportant les dernières nouvelles d'une vérité crucifiée qui délivrera les peuples à force de saigner sur eux…

« Nos martyrs », nos trois martyrs !…

Leur légende dans la mémoire du peuple socialiste, ce sera qu'ils aient trouvé la mort dans la plus vive liberté qui soit sous le ciel : la mer gonflée d'orage ; leur légende, ce sera que le vent seul ait pu abattre leur courage ; leur légende, ce sera qu'ils aient été, quand leur corps cédait au flot mortel, bénis par ce qu'il y a de plus pur et de plus ailé pour les hommes : la neige, la neige vibrante, impossible à saisir…

Nous lamenterons la fraternité pressante qu'ils étaient pour nous. Nous ne plaindrons pas leur destin. La même fatalité qui frappe de surdité un Beethoven, et de cécité un Michel-Ange ; la fatalité qui réserve au socialisme les héros morts en leur printemps et qui n'ont su qu'aimer, les a endormis dans une fois qui ne connu point le doute ; ils meurent jeunes et pleurés de tous les hommes généreux ; aucun honneur dérisoire ne nous désignera la présence de leur dépouille : Volontaires de la Révolution, ils ont la mer pour tombeau.

Un jour, d'autres feront le voyage qui eut pour Lefebvre, pour Vergeat et Lepetit, l'infini et le mystère de la mort. Par la mer irréductible, ils iront vers une Russie délivrée du martyre, sereine dans ses droits, claire dans ses destin, et dont le bonheur sera fait des grands exemples qu'elle donne à l'homme et à l'esprit.

Ces voyageurs tranquilles ne pourront pas oublier les Trois qui les ont précédés sur la mer… Ils respireront dans le vent le coup qui les faucha. Et peut-être se diront-ils : « Quelle vague fut leur linceul ? »

Aujourd'hui, voici, tout simplement, des mères qui ne se lassaient pas [d'at]tendre, et qui ne cesseront plus de pleurer ; voici une fiancée, voici des femmes qui voudront, si malheureuses ! que pourtant l'amour soit plus fort que la mort ; voici notre affliction tout près de leur peine ; voici l'amitié qui les avait élus, nos espoirs communs, et nos mêmes volontés, si pauvres ! et la vie, notre vie, si dérisoire, et qu'ils auront jusqu'au bout rêvé de faire aussi belle que leur tragique idéal.

Georges Pioch.

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Souv​enirs - par Marcel Cachin

Les organes de la bourgeoisie capitaliste font suivre de commentaires généralement empoisonnés, les douloureuses nouvelles qu'a publiées hier l’Humanité. Paris-Midi, notamment, a publié sur Raymond Lefebvre, « victime du bolchevisme » - (du bolchevisme ? nous disons, nous, que c'est du criminel blocus des gouvernements de l'Entente) - un article plein de sous-entendus perfides ; la Liberté a osé écrire, contre toute vérité, toute bonne foi, que notre jeune et brillant camarade avait été poursuivi, l'hiver dernier, pour avoir fait, à propos de M. Poincaré, « l'apologie de l'assassinat politique ».

Laissons cela : aboyer est le propre des chiens et calomnier le propre de l'éternel Basile.

Je veux adresser mon salut aux trois chers morts que nous pleurons. Je les ai vus pour la dernière fois à Moscou, où ils étaient arrivés, fin juillet, après un voyage inoubliablement pénible. Raymond Lefebvre a pris part à tous les travaux du congrès de l'Internationale Communiste. Il y apportait cet enthousiasme fiévreux qui caractérisait sa belle et fine nature et son admiration pour ce qu'il voyait et entendait là-bas se traduisait en dithyrambes passionnés.

Vergeat et Lepetit fréquentèrent surtout, à Moscou, les organisations ouvrières, sur lesquelles ils réunirent une documentation abondante qu'ils destinaient aux camarades français. Ils se tenaient en rapports avec les travailleurs des usines, visitaient celles-ci, s'intéressaient soigneusement aux méthodes de travail nouvelles inaugurées par la Grande République des Soviets.

Foncièrement anti-politiques tous les deux, leur proudhonisme a dû bien souvent se sentir froissé des professions de foi marxistes qu'ils voyaient se produire à Moscou. Mais nous pouvons affirmer que les conversations quotidiennes qu'ils eurent avec les grands militants de la Révolution russes, exercèrent sur leurs conceptions la plus forte influence : Lepetit, notamment, eut avec Lénine un long entretien, dont il sortit comme transfiguré.

Nous assistâmes avec eux, Frossard et moi, à la grande manifestation populaire par laquelle s'ouvrit le congrès international. C'était un prodigieux spectacle : leur émotion était au moins égale à la nôtre.

Au reste, quelles que fussent les nuances de nos pensées ou de nos méthodes, nous avons tous, socialistes, communistes, syndicalistes ou même anarchistes, reçu des camarades russes le plus fraternel accueil dans cette hôtel du Dielovoïdoor, où le Comité exécutif de la IIIe Internationale avait rassemblé ses invités.

Nous étions unanimes à reconnaître le travail constructif énorme accompli par la Révolution soviétique, l'énergie admirable, la puissance de caractère des chefs qu'elle a mis à sa tête. Dans nos conversations intimes, ils convenaient avec nous de l'importance capitale de cette révolution dans l'histoire et qu'une ère vraiment nouvelle avait commencé avec elle.

Vergeat et Lepetit voulaient rentrer en France assez à temps pour pouvoir prendre une part, qu'ils désiraient active, au Congrès d'Orléans. Hélas ! les malheureux étaient marqués d'un destin contraire. Ils ne devaient jamais revenir. Mais leur mémoire héroïque vivra longuement dans le prolétariat français. Et nous nous inclinons très bas devant le deuil de ceux et de celles qui les pleurent, comme nous-mêmes nous les pleurons. - M[arcel] C[achin].

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Un témoignage

L'article d'Amédée Dubois nous a valu, de M. Wilfrid Monod, le célèbre pasteur protestant dans les tendances socialistes sont bien connues, le témoignage suivant que nous n'hésitons pas à publier :

Je suis sous le coup de la mélancolique nouvelle relative à Raymond Lefebvre. Je l'ai connu tout enfant ; je l'ai retrouvé jeune homme, avec son masque pascalien, son âme ardente, sa blessure, sa maladie, son esprit inquiet, « ouvert à quelque immense aurore »…

Comme Tolstoï, il a disparu en voyage, en pèlerinage vers quelque cité sainte, vers la Jérusalem nouvelle des voyants, la terre « où la justice habitera », et où « l'on ne connaîtra plus la guerre », comme prophétisait Esaïe.

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Les condoléances de l'A.R.A.C.

La Fédération de la Seine de l'Association Républicaine des Anciens Combattants adresse à la famille de notre camarade Raymond Lefebvre, membre de son Comité Central et à celles de nos camarades Vergeat et Lepetit, ses condoléances et leur exprime toute sa sympathie dans le cruel deuil qui les frappe.

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Pour les familles de Lepetit et de Vergeat

Le Comité des Syndicats révolutionnaire de la Seine (C.S.R.), a ouvert une souscription afin d' aider les familles de nos amis Lepetit et Vergeat, que la mort de leurs soutiens a mises dans une grande nécessité.

Le Comité s'est inscrit en tête pour mille francs, - l’Humanité pour cinq cents francs.

Les souscription devront être adressées au trésorier des C.S.R., Victor Labonne, syndicat des métaux, à la Bourse du Travail. Mention en sera faite régulièrement dans les colonnes de la Vie Ouvrière.

 

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Les suites d'une « ignominie » - par Amédée Dunois

Dans la matinée d'hier, une délégation des syndicats parisiens affiliés au Comité syndicaliste révolutionnaire (C.S.R.) est allée sommer le bureau de la Confédération générale du travail, d'avoir à désavouer le journal l'Atelier, qui avait publié la semaine dernière, nos lecteurs le savent, d'indignes plaisanteries sur le sort de Lefebvre, Vergeat et Lepetit.

À la suite de cette entrevue, le bureau confédéral a rédigé la note suivante, signé L. Jouhaux, G. Dumoulin, Lapierre, Laurent et Calveyrach.

Par les journaux d'hier matin, le Bureau confédéral a connu la fin tragique des camarades Lepetit et Vergeat et de leur compagnon de voyage Raymond Lefebvre.

N'ayant cessé de s'élever contre les violences de polémique qu'il estime contraire à l'unité de la classe ouvrière, il est profondément peiné qu'à son insu un filet regrettable ait été passé dans l'« Atelier », lequel doit s'élever au-dessus de ces petitesses en usage dans la presse en général et rester sur le terrain de la défense des idées des principes.

Il ne saurait cependant admettre que cette erreur, qu'il réprouve, puisse permettre certaines insinuations qui tendent à laisser croire que des militants pourraient se réjouir de la mort de camarades, même lorsque ceux-ci sont des adversaires d'idées.

Autant que quiconque, le Bureau confédéral déplore la disparition de ces militants ; il leur envoie un souvenir ému et adresse à leurs familles en deuil ses sentiments sincères de fraternelles condoléances.

De son côté, le comité directeur de l'Atelier (Jouhaux, Dumoulin, Laurent, Lapierre, Merrheim, R. Lenoir et Perrot), allègue, dans une longue note qu'on nous communique, « son entière bonne foi » et déclare que personne n'a le droit de supposer que la rédaction dudit journal ne regrette pas la mort de Lefebvre et de ses deux compagnons.

La note se termine ainsi :

Injuriés, il se peut que nous commettions des erreurs.

En notre absence, pendant que nous étions à Londres, l'Atelier en a commis une en publiant le filet que l’Humanité et d'autres journaux exploitent. Nous réparons cette erreur. Elle vient de ce que nous ne pouvions pas penser au malheur tragique qui a frappé nos camarades Vergeat, Lepetit et Lefebvre, puisque des bruits laissaient croire qu'ils étaient vivants. Les quelques lignes de l'Atelier sont regrettables. Elles n'auraient pas dû être publiées. Mais de bonne foi, il ne peut venir à l'esprit de personnes le soupçonne que nous ayons voulu jouer avec le sort des trois camarades.

Que nos amis, que les hommes raisonnables soient témoins de nos regrets et que les familles et les compagnes des disparus reçoivent ici nos condoléances émues et sincères.

Nous ne voulons commenter ni l'un ni l'autre de ces deux communiqués ! Nous dirons seulement qu'en flétrissant, de toute la vigueur de notre indignation, les auteurs de la déplorable note apparu dans l'Atelier, nous n'entendions pas mettre en cause le bureau confédéral, pas même le comité directeur (directeur ?) de l'hebdomadaire précité. Nous ne visions que les rédacteurs ordinaires, et le plus souvent anonymes, de cette feuille contre-révolutionnaire, lesquels déshonorent, par la violence goujate de leurs polémiques, la cause qu'ils servent, en attendant qu'ils la trahissent, comme ils ont trahi jusqu'ici tout ce qu'ils ont servi : MM. Harmel, Morel et Sené.

Am[édée] D[unois]

 

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Lénine et la tactique c​oloniale - par André Julien

Raisonner sur les méfaits de la colonisation est d'un intérêt surtout spéculatif. Mieux vaut affronter résolument la réalité coloniale et préciser l'attitude des socialistes devant les problèmes qu'elle pose, en France notamment.

La tâche primordiale consiste dans le rapprochement des travailleurs et des prolétaires de tous les pays, et, par conséquent, de la métropole et de ses colonies. De tout temps, les socialistes ont travaillé à cette œuvre que Lénine considère comme la pierre angulaire de la politique communiste.

Œuvre singulièrement plus difficile, du reste, qu'on ne le croit. On ne se débarrasse pas aisément des préjugés ataviques et des influences ambiantes. Maint socialiste farouche des colonies porte encore au fond du cœur des partis-pris violents à l'égard des indigènes, voire à l'égard des juifs. Beaucoup d'indigènes sont venus au socialisme moins par une adhésion intellectuelle aux principes socialistes que pour trouver au Parlement et dans l'opinion un appui contre les colons qui les exploitent. Chez les uns et les autres, l'opposition de race n'a pas toujours disparu ; à plus forte raison le rapprochement entre prolétaires et travailleurs français et indigènes, non socialistes, est-il loin d'être réalisé. Il est indiscutable que les syndicats, où les indigènes sont particulièrement disciplinés, peuvent contribuer à ce rapprochement de façon très efficace.

Dans les colonies, dans les plus arriérées surtout, les traditions religieuses et nationaliste dressent des obstacles dont Lénine a fort bien montré l'importance. La rancune envers les nations spoliatrices dort toujours au fond du cœur des vaincus. Pendant la guerre, les indigènes de nos colonies ont chanté des hymnes à la délivrance. Manifestations souvent d'ordre sentimental, et qui ne sont parfois qu'une habitude non génératrice d'action, mais qui traduisent néanmoins un état d'esprit que l'on aurait tort de méconnaître.

« Égoïsme national, nationalisme borné » sont la conséquence de cet état d'esprit qui plonge, du reste, ses racines au plus profond de l'organisation économique. La petite production agricole, l'isolement du fellah ou des bergers, toute une organisation archaïque du travail et des rapports économiques et sociaux sont autant de causes de préjugés tenaces dont Lénine à bien vu la gravité au point de vue communiste.

C'est surtout dans le domaine religieux que ces préjugés se développent avec intensité. Aussi les fédérations coloniales ont-elles lu avec grand intérêt les précisions tactiques fixées par Lénine au chapitre 11.

C'est d'abord la nécessité de combattre « le clergé et les éléments réactionnaires moyenâgeux des pays arriérés ». Toute colonie, à un stade primaire d'évolution, repose, en effet, sur des assises féodales dont il serait imprudent de mépriser la solidité. Les mandarins du Tonkin, les chefs des vieilles familles de Tunisie ou d'Algérie ont gardé, aux yeux des masses, un prestige tel que les gouvernements métropolitain durent souvent se servir de leur influence. La situation des khans, des mullahs et de tous les aristocrates indigènes ne saurait se concilier avec une organisation socialiste dont ils ne peuvent, en dépit d'affirmations parfois contraires, qu'être les ennemis.

Le clergé se montre particulièrement réactionnaire et despotique. Son action sur les fidèles est encore si considérable qu'on ne peut envisager sans crainte tout mouvement dont il serait l'inspirateur.

La manifestation internationale la plus inquiétante des croyances des masses indigènes se révèle dans le panislamisme que Lénine recommande de combattre (chapitre 11 troisième). Non que le panislamisme soit, comme on le croit souvent, la tendance à rapprocher les membres dispersés d'une même race. Il est, en effet, essentiellement le droit, pour n'importe quel musulman instruit d'exercer en tous lieux certaines fonctions religieuses (cadi-mufti). C'est la croyance à l'égalité entre tous les Musulmans, en dépit des séparations géographiques. Mais le morcellement même du monde musulman a suscité, historiquement, les manifestations que nous appelons panislamiques. Le danger, comme l'a très bien dit Lénine, temps à faire dévier les mouvements d'émancipation au profit des chefs, khans ou mullahs.

La concentration de la terre, dans les pays arriérés, aux mains de quelques gros propriétaires fonciers qui maintiennent souvent le paysan dans un état voisin de l'esclavage, contribue particulièrement à entretenir « les survivances ou les manifestations de l'esprit féodal ». Elle implique la « nécessité de soutenir tout spécialement le mouvement paysan » de ces régions en lui donnant « le caractère le plus révolutionnaire ».

Toutes ces propositions de Lénine révèlent une étude singulièrement approfondie des questions coloniales. Elles ne se bornent point à quelques formules qui sont d'autant plus vagues qu'elles sont plus vastes. Elles tiennent un large compte de la force de résistance des traditions indigènes, contre lesquelles on se briserait si on ne savait s'y adapter. Par delà les colonies isolées, elles discernent les courants généraux comme elles précisent le caractère des classes sociales qui s'opposent au sein de la société indigènes. Elles expliquent enfin comment Lénine s'est rallié à une politique de prudence qu'il nous reste encore à étudier.

André Julien.

 

Centenaire du PCF, au jour le jour : L'Humanité du jeudi 2 décembre 1920

- « Les trois » par Georges Pioch, sur la disparition des trois représentants Lefebvre, Vergeat et Lepetit au retour du Congrès de Moscou

- « souvenirs » par Marcel Cachin, du Congrès avec les trois

- « un témoignage » sur Lefebvre, par le pasteur Wilfrid Monod

- « condoléances de l’ARAC » ; « Pour les familles de Lepetit et Vergeat »

- « les suites d’une ‘ignominie’ » par Amédée Dunois, après le filet regrettable sur les trois, paru dans l’Atelier

le 01 December 2020

 
 

Il y a cent ans : L'Humanité au jour le jour

 
 
« Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Saint-Just (révolutionnaire français, 1767-1794)