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Centenaire du PCF, au jour le jour : L'Humanité du dimanche 28 novembre 1920

L'Humanité, journal socialiste quotidien

À partir du site internet Gallica, de la Bibliothèque nationale de France

 

L'Humanité du dimanche 28 novembre 1920

 

 

Avant le congrès

La conjuration - par Daniel Renoult.

Je ne veux pas discuter avec Longuet de mes particularités psychologiques. Chacun a les siennes. Celle de Longuet sont peut-être plus curieuses qu'il ne pense ; mais je n'en dirai rien, par un sentiment de convenances, qui, je l'espère, sera compris de tous, est apprécié par lui-même.

Laissons donc cela et revenons au fait. Le fait, c'est la conjuration que je m'honore d'avoir dénoncée au Parti.

Lorsque j'entends mon pauvre ami Longuet qui ose nier encore l'existence de cette conjuration, je ne puis que sourire. Il est, hélas ! mieux placé que quiconque pour savoir que cette conjuration est bien réelle.

La conjuration s'est formée en deux fois. Au lendemain même de l'arrivée du télégramme de Cachin et Frossard, annonçant leur adhésion à la IIIe internationale, Renaudel essaya de soulever le groupe parlementaire. C'est de cette tentative, dont le succès fut très limité, qu'est sortie la lettre à la C.A.P., dans les signataires, y compris une douzaine de députés, déclarent qu'ils quitteront le Parti si celui-ci entre dans la IIIe internationale.

C'est signataires ont au moins un mérite : ils ont agi avec franchise. D'autres ont préféré se mouvoir dans l'ombre propice aux mauvais coups. C'est après le retour de Cachin et Frossard et lorsque furent connues les 21 conditions (dont l'une atteignait Longuet) que la conjuration véritable se forma. Il s'agissait de grouper tous les hommes qui ne veulent pas subir « la dictature de Moscou », c'est-à-dire la vraie discipline socialiste pour l'action révolutionnaire ; d'agir avec eux sur Longuet, en profitant de son amertume, de l'irritation provoquée par certaines attaques auxquelles nous ne nous sommes jamais associés, des déceptions du chef de tendance et du directeur de journal devant les résultats pénibles de sa politique ; de le circonvenir de toute manière et de l'entraîner hors de l'organisation prolétarienne, pour constituer quelques « Parti socialiste français », où, prisonnier impuissant, il aurait vu bientôt les gens de la Société des Nations et les aspirant ministres développer, malgré lui, leurs fructueuses activités.

Il y a des semaines que nous connaissons cette trame, que nous poursuivons Longuet de nos appels, que nous prenons ses amis un par un pour les adjurer d'agir sur lui, de combattre l'influence des mauvais conseillers. Les conjurés ont tenu des réunions nombreuses, formé des projets, préparé leur action offensive contre le Parti. Tout cela est déjà plus ou moins connu. Les dénégations sont maintenant bien inutiles.

Mais, heureusement, la conjuration va s'affaiblissant : elle est de plus en plus malade.

Il fut un temps où les plus ardents des conjurés se targuaient de réunir, contre l'adhésion et pour la scission, la moitié du Parti. Ils nous annonçaient le départ de toutes les grosses fédérations déclarant leur autonomie. La carte de la France socialiste eût ressemblé à celle de la France féodale, le vrai Parti, comme l'ancien domaine royal des premiers Capétiens, ne gardant que Paris, l'Île-de-France et quelques enclaves de-ci de-là. Oui, ce projet abominable et insensé tout à la fois, a été caressé comme une espérance.

Mais bientôt par le succès obtenu dans tout le pays par Cachin et Frossard, on put voir que le Parti, dans ses grandes masses, voulait l'adhésion.

Les démonstrations que tentèrent les adversaires, ressassant les arguments de Blum, prouvèrent qu'un réformisme, inadéquat à la situation révolutionnaire présente, pouvait seul s'opposer aux thèses de l'Internationale communiste.

Enfin, la publication de la motion commune de l'extrême gauche et de la gauche, motion qui n'écarte aucune des conditions de Moscou, mais les interprète selon l'intérêt du Parti français et en plein accord avec l'Exécutif de l'Internationale, a levé les doutes qui, de bonne foi, pouvaient exister encore : C'est l'immense majorité du Parti qui votera l'adhésion.

La conjuration perdait du terrain à mesure que ce mouvement d'opinion s'étendait. Mais elle était encore puissante avant la réunion du Congrès de la Seine. À ce moment les sollicitations se faisaient chaque jour plus pressantes autour de Longuet.

L'un des conjurés les plus violents osa même déclarer presque publiquement que Longuet était enfin conquis. C'était une calomnie.

Au contraire, les camarades probes et sincères restés dans le Comité de la Reconstruction multipliaient leurs efforts contre l'entreprise criminelle de ceux qui veulent briser le Parti, parce qu'ils savent que demain ils n'en seront plus les maîtres. À la séance du Comité qui précéda la deuxième réunion du Congrès de la Seine, les camarades dont je viens de parler obtinrent un vote contre la scission et pour l'unité révolutionnaire.

La déclaration de Verfeuil au congrès a, d'autre part, porté un coup terrible à la conjuration. De tous côtés, des « Reconstructeurs » viennent nous dire : « Nous nous associons aux paroles de Verfeuil, nous resterons dans le Parti, fidèles et disciplinés ».

Qu'attend donc Longuet pour libérer, lui aussi, sa conscience ?

Il ergote et discutaille. Pourtant dans son article (et c'est ce qu'il faut en retenir) il semble améliorer sa position.

En effet, il ne parle plus de se solidariser avec tout membre du Parti que la règle de la discipline nous ferait un devoir d'exclure. Il déclare seulement qu'il s'opposera aux procès de tendance.

Or il peut se rassurer. Nous ne voulons pas instituer de procès de tendance. Tout citoyen, qui, après le vote du prochain Congrès, s'inclinera devant la décision prise et conformera son action publique à celle du Parti, pourra demeurer, en toute liberté et dignité, dans l'organisation. Mais les meneurs contre-révolutionnaires et les agents habituels des ennemis de la République des Soviets devront se soumettre ou se démettre !

Puisse cette assurance persuader enfin à Longuet qu'il doit, par une déclaration trop longtemps différée, désavouer ceux qui lui ont fait l'injure de le croire capable de s'associer à l'acte abominable qu'ils ont préparé contre le Parti lui-même.

Daniel Renoult.

 

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Parti socialiste (S.F.I.O.)

Commission administrative permanente

Séance du mardi 23 novembre

Présents : Bloch, Bracke, Frossard, Grandvallet, Le Troquer, Paul Louis, Longuet, Maurin, Méric, Mistral, Renoult, Ribaut, titulaires.

Citoyenne Kauffmann, Klemczynski, Morizet, suppléants.

Excusés : Loriot (en prison), Renaudel, citoyenne Saumoneau, Verfeuil (en délégation.

 

Lecture est donnée de la correspondance.

Le secrétaire est chargé de faire un appel à la solidarité en faveur des camarades en grève du Boucau. Des secours prélevés sur la Caisse de solidarité seront attribués à plusieurs victimes de la réaction gouvernementale.

Le conflit du Lot-et-Garonne est renvoyé à l'examen de la sous-commission compétente.

 

Le secrétaire rend compte de son voyage à Tours avec Grandvallet pour examiner les conditions dans lesquelles pourrai[en]t se tenir le Congrès. Ils donnent des renseignements sur la salle et les possibilités de logement. Daniel Renoult propose qu'en raison de l'importance exceptionnelle de ce Congrès et pour faciliter la tâche de l'organe officiel du Parti, Paris soit substitué à Tours. Sa proposition est appuyée par Paul Louis Ribaut. Bracke demande le maintien de la décision antérieure.

Par 12 voix contre 11 et 1 abstention, Tours est choisi.

Ont voté pour Tours :

Bracke, Faure, Grandvallet, Longuet, Le Troquer, Maurin, Mistral, Poisson, Renaudel, Sembat, Verfeuil, citoyenne Saumoneau, ou leurs suppléants.

Ont voté pour Paris :

Bloch, Bureau, Cartier, Frossard, Paul Louis, Loriot, Méric, Rappoport, Renoult, Ribaut, Tomasi, ou leurs suppléants.

S'est abstenu : Mayéras.

En conséquence le Congrès aura lieu à Tours, salle du Manège.

 

Le citoyen Longuet communique un télégramme du secrétariat du Parti socialiste suisse. Il informe de l'ajournement à janvier de la conférence de la reconstruction de l'Internationale, et de la tenue le 5 décembre, d'une réunion préparatoire à la conférence de janvier. Ce télégramme est confirmé par une communication téléphonique du Parti socialiste suisse à l’Humanité.

Le citoyen Frossart, après avoir constaté qu'aucune des communications officielles du Parti socialiste Suisse n'a été adressée directement au secrétariat du Parti, considère que l'ajournement de la conférence doit modifier l'attitude prise par la C.A.P. Selon lui, prendre part à la réunion préparatoire, c'est engager le Parti à la veille de son congrès, et en quelque sorte, préjuger de l'attitude qu'il pourra reprendre en pleine souveraineté.

Il demande en conséquence que le Parti revienne sur sa décision antérieure.

Cette proposition est combattue par Longuet, Bracke, Maurin, appuyée par Ribaut, Renoult, Paul Louis, Bloch.

Elle est repoussée par 12 voix contre 11 est une abstention.

Ont voté pour la participation à la réunion préparatoire de décembre, les citoyens :

Bracke, Faure, Grandvallet, Longuet, Le Troquer, Maurin, Mistral, Mayéras, Poisson, Renaudel, Sembat, citoyenne Saumoneau, ou leurs suppléants.

Ont voté contre la participation :

Bloch, Bureau, Cartier, Frossard, Paul Louis, Loriot, Méric, Rappoport, Renoult, Ribaut, Tomasi, ou leurs suppléants.

S'est abstenu : Verfeuil.

 

Le citoyen Maurin s'élève contre les décisions prises par le Comité national de la Fédération des Jeunesses socialiste communiste, et il propose à la C.A.P. l'ordre du jour suivant :

« La C.A.P. ayant pris connaissance de l'ordre du jour du Comité national de la Fédération des Jeunesses communistes du 12 novembre, considère comme n'ayant aucune valeur la mesure d'exclusion prise à l'égard d'une fraction des Jeunesses socialiste demeurées fidèles aux statuts qui définissent actuellement leur régime. »

Cet ordre du jour est adopté par 13 voix contre 11.

Ont voté pour :

Bracke, Faure, Grandvallet, Longuet, Le Troquer, Maurin, Mistral, Mayéras, Poisson, Renaudel, Sembat, Verfeuil, citoyenne Saumoneau, ou leurs suppléants.

Ont voté contre :

Bloch, Bureau, Cartier, Frossard, Paul Louis, Loriot, Méric, Rappoport, Renoult, Ribaut, Tomasi, ou leurs suppléants.

 

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L'Anniversaire de Frédéric Engels

 

Trente ans a​près - par Amédée Dunois.

Le 1er mai 1890, jour de la première manifestation internationale pour les huit heures, Fr. Engels, alors âgé de 70 ans, terminait la dernière préface qu'il ait écrit pour le Manifeste communiste, par ces lignes ou l'enthousiasme indestructible du révolutionnaire se voile, vers la fin, d'une ombre de mélancolie.

Au moment où j'écris ces lignes, le prolétariat européen et américain passe la revue de ses forces militantes mobilisées, et c'est la mobilisation d'une armée unique, qui marche sous un drapeau unique, et qui a un but prochain : la fixation par la loi de cette journée normale de huit heures, revendiquée déjà par le Congrès de l'Internationale tenu à Genève, en 1866, revendiquée à nouveau par le Congrès ouvrier de Paris en 1889. Le spectacle auquel ils assisteront aujourd'hui fera voir aux capitalistes et aux landlords de tous les pays qu'en effet les prolétaires de tous les pays sont unis.

Pourquoi faut-il que Marx ne soit plus à mes côtés, pour voir de ses yeux cette grande chose !

Trente années ont passé depuis que ces lignes furent écrites, trente années au cours desquelles l'humanité a plus vécu qu'elle ne faisait jadis en un siècle.

Les antagonismes implacables que la vieille société recèle dans ses profondeurs ont poursuivi leur œuvre de décomposition et de mort, et la guerre capitaliste et impérialiste de 1914 en a marqué l'aboutissement exécrable. Et maintenant, la guerre finie, - si l'on peut dire qu'elle est finie ! - c'est la révolution qui commence, l'universelle révolution dont Marx et Engels, les premiers, révélèrent le sens et la méthode quand, en 1847, ils jetèrent de Londres le cri de ralliement inoubliable : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

La Révolution est commencée : elle a embrasé l'immense et lointaine Russie, l'ancien empire des stars blancs où, dans les affres de la famine et l'exaltation du martyre, la dictature des prolétaires pétrit une société nouvelle. Tôt ou tard, elle gagnera l'Allemagne qui ne brisera que par elle l'étreinte impérialiste du traité de Versailles ; en vain les Alliés victorieux s'efforcent, dans toute l'Europe centrale, de maintenir les prolétariats sous le joug ; ce qu'ils ont fait à Budapest, ils étaient prêts, ils le sont encore, à le refaire à Vienne. Mais le communisme se rit des Alliés dont la force fondée, sur les mitraillettes et sur la corruption, est plus apparente que réelle, comme viennent de le faire voir la déroute de Wrangel et la débâcle de Venizelos. En Italie, en Yougoslavie, la situation est révolutionnaire, et l'accord qui vient d'être signé à Rapallo n'a fait qu'en souligner la gravité. Quant à la France bourgeoise, raidie dans la réaction la plus noire, elle se sent elle-même à la veille des échéances impitoyables. Et il n'est pas jusqu'à l'Angleterre dont la puissance séculaire ne soit sourdement minée : à ses portes, l'Irlande est en feu, tandis qu'à l'autre bout du monde, Calcutta et Bombay regardent vers Moscou.

Partout le prolétariat est à l'œuvre, partout il a conscience que son heure est venue et qu'il ne dépend que de lui de réaliser la mission historique dont deux hommes de génie, Engels et Marx, ont au milieu des huées des partis les plus avancés de leur temps, annoncé l'incomparable grandeur.

Amédée Dunois.

 

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Sa vie et son œuvre - par Bracke (A.–M. Desrousseaux).

En annonçant la mort de Frédéric Engels, la Neue Zeit disait que « depuis le 14 mars 1883 (date de la mort de Karl Marx), le prolétariat combattant n'avait pas subi de perte aussi lourde qu'au 5 août 1895 ». Et c'était vrai. Non seulement, tant qu'Engels vivait, l'Internationale trouvait, pour ainsi dire, Marx encore vivant, tant ces deux hommes, étroitement associés dans une œuvre commune, commencée et poursuivie ensemble, semblaient animés du même esprit ; mais encore, pendant les douze années qu'Engels a vécu de plus que son ami, il avait été, pour toutes les fractions du prolétariat, dans chaque nation du monde entier, un conseiller et un guide, chez qui l'on était sûr de trouver encouragement et lumière.

Nul ne peut se figurer ce que fut, dans cette longue période, l'étendue de la correspondance entretenue par Engels avec les militants de partout, qu'il relevait dans le découragement, qu'il soutenait aux heures de lutte, à qui il expliquait, mieux qu'ils ne savaient le faire eux-mêmes, la signification et l'enchaînement des événements dans lesquels ils avaient à mener leur combat. Car, s'il n'était pas doué au même point que Marx de cette rapidité de coup d'œil qui, en un instant, lui faisait pénétrer les causes profondes de l'histoire contemporaine, il partageait avec lui celle de ne jamais perdre de vue l'ensemble pour regarder les détails.

Ils eurent en commun, dès leurs premières années, le goût profond de vérifier sans cesse leurs convictions à la lueur des faits. On peut voir, dans leur correspondance, à quel point ils étaient attentifs, dans tous les domaines, aux progrès de la science et des lettres autant qu'aux événements de la politique en tous pays. Une vaste érudition, sans cesse accrue par des lectures approfondies, leur permettait de suivre, pourrait-on dire, le mouvement total du monde civilisé. Commun leur était aussi le désintéressement qui les tirait de leurs études pour se mêler, corps et âme, aux luttes révolutionnaires dans lesquelles ils étaient entrés jeunes et où ils se montrèrent toujours hommes d'action.

L'amitié de Marx et d'Engels peut rester proverbiale. Peut-être n'y a-t-il pas d'exemple aussi complet de l'union intime de deux hommes, assez différents tout de même de caractères, mais qui étaient devenus suffisamment sûrs l'un de l'esprit de l'autre pour ne pas douter que, parlant seul, l'un ou l'autre exprimait publiquement la pensée de tous deux. Seule peut-être l'amitié de Gœthe avec Schiller offrirait un point de comparaison, si la mort ne l'avait interrompue bien plus tôt.

Il est certain que, des deux, Marx était le grand homme, quoique Engels eût dans leur travail, on le verra, une place éminente. Mais, d'une part, aucune trace chez Marx, d'une velléité de marquer à aucun moment cette inégalité : ce n'était pas seulement comme amis, c'était comme collaborateurs qu'ils se faisaient égaux, signant l'un pour l'autre avec sécurité. Et, d'autre part, chez Engels, l'admiration pour son ami anéantissait tout désir de se faire, je ne dirai pas valoir, mais connaître. C'est bien après sa mort, par ses lettres, qu'on a su que, dans les volumes où furent recueillis, après la mort de Marx, ces articles fameux sur Révolution et contre-révolution en Allemagne, La question d'Orient, de longs morceaux étaient entièrement de sa main. Jamais il n'en avait dit un mot même à ses amis les plus intimes, même à ceux qu'il regardait comme sa famille, les enfants de Marx.

Je n'ai pas connu Karl Marx en personne, mais, dans un voyage d'une dizaine de jours que je fis à Londres en 1891, je vis Engels plusieurs fois à sa table et dans son cabinet. J'ai conservé le souvenir le plus vif et le plus ému de l'accueil qu'il fit au jeune professeur qui n'avait d'autres titres à ses yeux, avec l'amitié de Jules Guesde et la présentation de Charles Bonnier, que d'avoir été l'un des abonnés du Sozialdemokrat que Bernstein avait dirigé en Suisse pendant que sévissait en Allemagne la loi contre les socialistes et qui avait dû, depuis peu, c'est sa publication. Je le vois avec son teint resté frais, son œil perçant et rapide, sa grosse moustache et sa barbe ronde, au milieu d'un cercle de socialistes de tout âge et de tous pays, avec qui il s'entretenait de bonne humeur, trouvant le moyen d'entretenir une conversation générale où il parlait tour à tour sans effort dans six langues. Quant au français, il le parlait et l'écrivait avec plus que de la correction, avec précision et avec verve.

Je puis dire que rarement j'ai approché des hommes regardés comme notoires qui fussent au même point que lui dégagés de toute préoccupation de jouer un rôle ou de prendre une attitude, même vis-à-vis de moi.

Par sa correspondance, par le témoignage de tous ceux qui l'ont connu, on peut se rendre compte qu'il unissait le cœur le plus chaud à la vigueur du lutteur. Éloigné de toute sentimentalité, prêt à chaque instant au dévouement et au sacrifice, il aimait la gaieté et s'y abandonnait franchement. Son enthousiasme était exempt d'exubérance. Il aimait surtout à voir clair. Un sujet de conversation sur lequel il était inépuisable était l'œuvre de Marx, qu'il travaillait quand je le rencontrai, à compléter par la publication du troisième volume du Capital. Il insiste toujours, quand on lui parlait de ses propres travaux, sur ce qui était dû à Marx.

Et pourtant ce n'est pas diminuer l'auteur du Capital de constater que dans la constitution de la méthode scientifique qu'est le « marxisme », Engels a une part assez large pour que l'on doive dire à jamais : Marx et Engels.

Ils s'étaient rencontrés pour la première fois, à la fin de 1842, à Cologne, dans les bureaux de la Gazette Rhénane, à laquelle Engels avait envoyé quelques correspondances. Comme il est arrivé plusieurs fois dans les amitiés célèbres, le premier contact fut plutôt froid : Engels, ami de jeunesse des frères Bauer, avait des prévention contre Marx qui venait de rompre avec eux et leur milieu de confusionnisme berlinois.

Engels se rendait en ce moment à Manchester, où son père propriétaire de la firme Ermen et Engels, à Barmen, l'envoyait étudier l'industrie textile anglaise. C'est en effet dans une famille de fabricants que naquit Engels, le 28 novembre 1820, et, après ses premières années passées à l'« école réale » de Barmen, puis au gymnase d'Elberfeld, où il prit le goût des sciences physiques et chimiques, il eut à lutter plusieurs fois contre l'esprit conservateur et « piétiste » de son entourage.

Il ne faudrait pourtant pas trop s'étonner qu'un jeune étudiant, passionné pour la philosophie, influencé surtout par Hegel à travers l'« humanisme » matérialiste de Feuerbach, fut accessible, à cette époque de fermentation préludant à 1848, aux idées de révolution et de socialisme. C'était le moment où le « socialisme » était précisément un mouvement philanthropique et bourgeois n'ayant ni lien ni contact avec le mouvement de la classe ouvrière. C'est justement le pont jeté entre le socialisme et le mouvement réel prolétarien par l'intermédiaire de la « philosophie allemande » issue de Descartes et du « matérialisme » français qui donne son caractère à l'œuvre de Marx et d'Engels.

Tous deux de tempérament et de conviction révolutionnaires, ils furent amenés par des expériences diverses, à définir le rôle historique du prolétariat international dans la réalisation nécessaire du socialisme.

Engels venait de terminer ses années d'apprentissage comme commis fils d'usinier à Barmen, puis à Brême et d'accomplir, comme artilleurs de la garde, à Berlin, son « volontariat d'un an ». Il avait, dans cette dernière ville, poussé avant ses études philosophiques et appris à connaître les milieux « jeunes-hégéliens ». Avec son intelligence ouverte à tout, il n'avait pas manqué d'acquérir des connaissances pratiques des sciences militaires, qu'il ne négligea jamais. Elles lui servirent plus tard, d'abord quand, avec Willich, dont il était l'adjoint, il fit, à Elberfeld, puis dans le Palatinat, la campagne révolutionnaire « pour la Constitution de l'empire » qui fut étouffée dans le sang, puis quand il aidait Marx en rédigeant pour lui des passages où il devait parler de choses militaires ; quand il publiait lui-même des brochures comme Le Pô et le Rhin (1859), La Savoie, Nice et le Rhin (1860) qui, publiées sans nom d'auteur, étaient attribuées à je ne sait quels généraux, qui se seraient trouvés révolutionnaires ; enfin quand, étudiant dans des articles de la Pall Mail Gazette le cours de la guerre de 1870, il arrivait à prévoir dès le 25 août, comme aboutissant des dispositions prise[s] par Napoléon III, la bataille de Sedan (2 septembre) et la destruction de l'armée française.

C'est à Manchester qu'Engels commença à se rendre compte de ce que couvait de force la classe ouvrière et du jeu même de la production capitaliste. Il assista d'ailleurs dans le « chartisme » aux premières luttes des prolétaires pour leur émancipation et il collaborait au journal Nothern Star des chartistes comme au New Moral World de Richard Owen. C'est de ces observations que sortit, en 1845, ce beau livre sur La Condition des classes laborieuses en Angleterre, l'une des publications socialistes qui eurent l'action la plus profonde d'éducation et où déjà la conception matérialiste de l'histoire, au point où Marx l'avait portée alors, servait de fil conducteur à travers les faits et en recevait confirmation. C'est qu'auparavant, il avait envoyé, pour le double numéro unique qui parut jamais des Annales franco-allemandes publiées à Paris en 1844, cette Esquisse d'une critique de l'économie politique, qui le mit de nouveaux en rapport avec Marx, d'abord par lettre, puis personnellement. En effet, en partant de deux points de vue différents, l'un philosophique et l'autre économique, ils étaient arrivés, sur la nécessité et la possibilité d'une transformation sociale dont le ressort était le prolétariat, à des conclusions tellement identiques qu'ils se reconnurent frères en esprit. Et dès lors se noua leur amitié indissoluble. Ensemble ils publient, sur un plan commun - d'ailleurs fort élargi par Marx - le livre intitulé La Sainte Famille où se trouvent expliqués avec profondeur par Marx la marche et l'histoire de la philosophie depuis Descartes et de la Révolution française. Ensemble ils feront un gros livre sur La Philosophie allemande après Hegel dont, faute d'éditeur, le manuscrit finit par être abandonné « à la critique des rats » et à se perdre.

Ensemble aussi, tantôt à Paris, tantôt à Bruxelles, tantôt à Berlin, ils prennent une part active à toutes les tentatives d'organisation ouvrière et à toutes leurs luttes. Ensemble ils travaillent à rendre cette organisation internationale, à en faire disparaître toutes les velléités de conspiration, toutes les formes de société secrète. C'est à cette condition qu'ils consentent à entrer ensemble dans la Ligue des Justes qui bientôt se transformera en Ligue des communistes et les chargera de préparer en collaboration le Manifeste communiste, adopté à la fin de 1847 et publié en février 1848, peu de jours avant que la révolution éclatât à Paris. Faut-il rappeler qu'en même temps qu'il fournit à l'Internationale son mot d'ordre pour toujours : « Travailleurs de tous les pays unissez-vous », ce manifeste reste comme le bréviaire où sont resserrés en quelques pages les fondements mêmes du mouvement ouvrier moderne.

Engels est aux côtés de Marx lorsqu'il fonde à Cologne son quotidien La Nouvelle Gazette Rhénane, modèle à tout jamais de ce que peut être une feuille révolutionnaire socialiste. Le journal supprimé, Marx exilé, Engels s'enrôle dans l'armée révolutionnaire, comme je l'ai dit, prend part à trois batailles et ne passe la frontière que les derniers bataillons détruits.

Après quelques mois passés en Suisse, il retrouve Marx à Londres et ils attendent au milieu des révolutionnaires réfugiés, que la Révolution reprenne en Europe. Mais, éclairés par leur connaissance des faits et de leurs connexions, ils sont les premiers à comprendre, en dépit de l'incrédulité générale, que la Révolution est finie et que la tâche est désormais pour eux dans l'étude, en vue de fournir à la propagande des moyens de plus en plus solides et étendus d'éducation et d'organisation prolétarienne.

Il faut vivre. Engels se décide à aller à Manchester où il sera employé d'abord, puis associé d'un fabricant lié d'intérêts avec son père. Il aidera Marx de toute façon : d'abord de tout ce que peut faire matériellement l'amitié, puis de sa collaboration pour les articles à fournir aux journaux d'Amérique, enfin en prenant une part de ses besognes pour qu'il puisse puiser dans les richesses du British Museum et préparer son grand ouvrage sur le Capital. Il se fait entre eux, tacitement d'abord, puis plus explicitement, une division du travail : Marx approfondira ses recherches, Engels se chargera de la polémique pour défendre et éclaircir devant le public leurs conceptions communes.

Non seulement une vive correspondance, mais les voyages fidèlement hebdomadaires d'Engels les rapprochent sans cesse dans leur séparation forcée.

Engels a le temps de s'adonner à ses études de langues, de sciences naturelles et d'art militaire. Il s'y enfonce avec passion, sans oublier un seul jour de se tenir en étroite relations avec le mouvement international, de le garder des dangers présentés par les conflits dit « nationaux » entre le bonapartisme et la Prusse ou l'Autriche. C'est au moment de la guerre d'Italie qu'il intervient par la brochure que j'ai citée (Le Po et le Rhin), pour dire : d'une part, il n'est pas vrai que l'Allemagne soit intéressée au maintien de la domination autrichienne en Italie ; d'autre part, gare au rapprochement entre le Bonaparte et le tsar pour des buts de conquête ! Comme Marx dans la New-York Tribune, il aboutissait à cette conclusion pour le peuple allemand : « Ne vous laissez pas entraîner à des mots d'ordre factices de guerres nationales ». L'ennemi, ce sont les princes d'Allemagne. Le Pô n'est pas le Rhin. Seulement « si nous sommes attaqués, nous nous défendrons. Car il faut d'abord qu'un peuple existe avant qu'il puisse décider comment il veut exister. »

Cependant l'Internationale se fondait en 1864. Surquoi de travail pour Marx. Engels le soulageait tant qu'il pouvait. C'est grâce à lui, peut-on assurer, que le premier volume du Capital pu être achevé et publié en 1869. Il attendait d'ailleurs le moment où il pourrait se retirer des affaires, s'étant assuré l'aisance et l'indépendance. Ce fut à la fin de 1869. Engels prend alors une part active dans le Conseil général de l'Internationale, où il fut secrétaire correspondant d'abord pour la Belgique et l'Espagne, puis pour l'Espagne et l'Italie. Il y combat de toutes ses forces le bakounisme et tout ce qui risque de transformer le Parti socialiste en secte.

Avec Marc et l'Internationale, il marque le changement qui transforme le caractère de la guerre après Sedan, quand c'est la République française, non plus le Bonaparte déchu, que menacent les armées prussiennes. Ranc a souvent répété qu'on trouverait sans doute trace un jour d'un plan d'organisation et d'opérations militaires qu'Engels avait fait passer au gouvernement de la Défense nationale en France.

C'est par des publications en même temps que par ses lettres qu'il essayait d'intervenir dans l'action des socialistes de partout, et surtout d'Allemagne. Dans la préface d'une réédition qu'il faisait en 1870 de son histoire de la Guerre des Paysans allemands au XVIe siècle, il analysait les éléments composant la nation allemande et la nécessité d'organiser tout le prolétariat. Distinguant de celui-ci ce Lumpen-proletariat qui a son quartier général dans les grandes villes, il écrivait :

 

Tout leader ouvrier qui utilise cette canaille comme garde ou s'appuie sur elle, se dénonce par là même comme traître à la cause.

 

Lorsque l'Internationale eut perdu sa possibilité d'existence et que la sécession anarchiste eut perdu dans les échauffourées d'Espagne ses dernières batailles, il fit paraître dans le Volksstaat, alors le journal du Parti à Leipzig, une étude intitulée : Les bakounistes à l'œuvre, où il montrait « comment il ne faut pas faire la Révolution. »

Il n'oubliait pas les éclaircissements nécessaires de la doctrine. Répondant aux articles d'un proudhonien allemand sur la crise locative de Berlin et des grandes villes d'Allemagne, il exposait en 1872 comment le capitalisme cause, sans pouvoir la résoudre, la Question de l'habitation (Die Wohnungsfrage) et comment elle ne peut être résolue que par la transformation complète de la société, réalisable seulement par la victoire du prolétariat organisé.

De même qu'autrefois son ouvrage sur la Condition des ouvriers en Angleterre avait, par son succès, contribué à donner aux travailleurs la conscience de classe, de même ses articles et ses livres contribuaient à répandre dans les masses les fondements de la doctrine socialiste qui, par le Capital, ne faisaient que lentement leur chemin.

Un de ces écrits n'eut pas seulement le mérite de couper court à une déviation doctrinale qui risquait de faire reculer l'éducation socialiste en Allemagne : il a fourni à tous les pays un résumé frappant de ce qu'est le socialisme moderne. C'est le recueil des articles qui parurent en 1877-1878 dans le Vorwaerts et furent réunis en volume : la Science bouleversée par M. Eugène Duhring. Ce Duhring, privat-docent d'université, assez instruit et même capable de bons travaux dans les sciences, avait lancé tout un système qui ramenait au confusionnisme le plus complet, tant pour l'étude des faits économiques que pour l'action politique. Engels, avec une érudition profonde qui ne nuit en rien à l'intérêt de son exposition, reprenait pièce à pièce tout l'édifice et composait en réalité, une explication et une application à la fois du communisme scientifique.

Le livre, communiqué d'un bout à l'autre à Karl Marx, contenait d'ailleurs un chapitre écrit par lui (sur l'« Histoire critique de l'économie politique »). Lu dans le journal par des milliers de lecteurs, il fut encore assez demandé en librairie pour arriver à une seconde édition, même sous la loi contre les socialistes. D'importants chapitres extraits de cet ouvrage par Engels lui-même formèrent plus tard un livre traduit dans toutes les langues et qui est intitulé en français : De l'utopie à la science.

En 1883, il participait activement à la fondation de la Neue Zeit, dont le jeune rédacteur en chef Karl Kautsky, allait, dès 1884, s'établir à Londres pour plusieurs années et y reçut continuellement les conseils d'Engels.

L'un des deuils les plus terribles pour Engels fut la mort de Marx. Dès lors, une tâche s'imposait à lui, qu'il ne put mener jusqu'au bout, mais dont il accomplit la plus grande part, celle de la publication des manuscrits de Marx. Il put éditer en 1885 le deuxième, en 1894 le troisième volume du Capital. Mais de cette mission il était à chaque instant détourné : devenu seul le centre du mouvement, il avait à répondre, avec une complaisance et une lucidité sans égale, aux lettres que lui adressaient de partout les militants du socialisme. Il se tenait au courant de l'action en tous pays et l'on pourra voir, quand sera publiée sa correspondance avec Paul et Laura Lafargue, par exemple, à quel point il s'intéressait à tout ce qui se passait en France.

Il publiait, dans un court livre sur l'Origine de la famille, de la propriété et de l'État, le résultat d'études longues et pénétrantes, rattachées à des travaux de Marx d'un côté et de Lewis Morgan de l'autre. Il écrivait, pour la réimpression d'œuvres soit de Marx, soit de lui-même, soit du Manifeste communiste, ces belles préfaces qui restent comme des avertissements au prolétariat, fondés sur l'examen des circonstances internationales au moment de la publication. La plus fameuse est celle qu'il mit, en 1895, en tête du recueil d'articles de Marx : La lutte des classes en France. Il y démontre comment la méthode de lutte pour la révolution a changé depuis 1848 et comment, durant la seconde Internationale, le mot d'ordre : organisation pour l'action sur tous les terrains, s'est généralisé.

Sa mort suivi de près de près cette dernière publication. Il s'en allait, en bon ouvrier et en bon soldat de la révolution, ayant devant lui, à soixante-quatorze ans, de longs projets dont sa vigueur d'esprit conservée n'était pas incapable : une biographie de Marx, par exemple.

 

Je veux, avant de clore, noter ici quelque chose d'une conversation avec lui, parce qu'elle fait ressortir un trait de caractère. Nous parlions de Guillaume II, dont l'avènement était récent et qui commençait son rôle d'acteur en tous genres. - C'est une drôle de tête, lui disais-je. Il me répondit : « Ne trouve-vous pas que c'est une tête à couper ? » Là-dessus, il esquissa, moitié sérieusement, moitié plaisamment, une théorie d'après laquelle une nation qui n'avait pas à son bilan une tête de monarque n'était pas désignée pour sa révolution. Il m'expliqua ensuite que la Prusse étant une armée et une armée ne pouvant être intelligente, il était impossible qu'un Prussien fût un homme éminent. Je m'amusais, pour le faire parler, à lui objecter des noms qu'il repoussait aussitôt avec la remarque : « Celui-ci est d'origine polonaise, celui-là française, celui-là bavaroise, celui-là danoise ». Il conclut par cette observation : « C'est par les monarchies de Prusse et d'Autriche que l'histoire d'Allemagne a été faite non seulement la plus misérable, mais la plus odieuse de toutes. »

J'ai retrouvé cette pensée dans les lettres publiées de lui à Marx et à Franz Mehring. Né en Rhénanie, peu après l'époque où ce pays avait passé de l'influence de la Révolution française à la domination de la Prusse, il avait partagé et conservé, lui, ennemi de toutes les réactions, une aversion particulière pour la monarchie prussienne. Et sans doute elle avait été pour quelque chose dans l'éveil de son enthousiasme révolutionnaire au temps de sa jeunesse.

 

Revoir cette vie, tout ensemble d'étude passionnée et de luttes vaillantes, c'est repasser l'histoire de la bataille pour l'émancipation prolétarienne, c'est rencontrer la série de défaites auxquelles Engels assista de sa personne : défaite en chartisme, échec de la révolution en 1848 et 1849, écrasement de la Commune de Paris, dissolution de la première Internationale, lois contre les socialistes en Allemagne. C'est voir aussi qu'après ces défaites, non seulement il ne perdit jamais le courage, mais, muni de cette clarté de vues qui lui montrait les éléments de la victoire, il puisait dans la constitution des efforts la confiance et la fermeté. Aussi pouvait-il saluer la naissance de ce Premier Mai qui devint la représentation vivante du : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » et les progrès de l'organisation agissante dans le monde.

En honorant Frédéric Engels comme l'un de ceux qui lui ont fourni des armes intellectuelles en même temps qu'il combattait avec lui de sa personne, le prolétariat de tous les pays rend témoignage de sa résolution de rester fidèle à ses enseignements et à ses exemples. Les uns et les autres lui disent : Ne jamais substituer sa volonté aux conditions de la victoire, faire que jamais à ces conditions ne manque la volonté toute prête, c'est le secret d'assurer cette victoire définitive, avec toutes ses conséquences pour l’humanité.

Bracke (A.–M. Desrousseaux).

 

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La Commune con​tre l'État - par Frédéric Engels

La Commune dut reconnaître que la classe ouvrière, une fois au pouvoir, ne pouvait se servir de l'ancienne machine gouvernementale, et que, pour ne pas retomber sous le joug de nouveaux maîtres, elle devait abolir tout le système d'oppression qui, jusque-là, n'avait fonctionné que contre elle, et prendre ses précautions contre ses propres subordonnés et ses propres fonctionnaires, en les déclarant, sans exception et en tout temps, amovibles. En quoi, en effet, a jusqu'ici consisté essentiellement l'État ? À l'origine, par une simple division de travail, la société s'est donné[e], pour régler ses intérêts généraux, des organes spéciaux. Mais ces organes, se trouvant à la tête de la société, mirent, avec le temps, la puissance publique au service de leurs propres intérêts, et, de serviteurs de la société, en devinrent les maîtres. Et cela est vrai non seulement de la monarchie héréditaire, mais de la république démocratique, nulle part les « politiciens » ne forment un clan séparé et plus puissant dans la nation qu'en Amérique. Là, chacun des deux grands partis, à qui tour à tour revient l'hégémonie, est dirigé lui-même par des gens qui font de la politique une affaire, spéculent sur un siège aux assemblées fédérales comme aux assemblées d'État ou qui vivent de l'agitation pour leur parti et sont récompensés de sa victoire par des places. On sait combien les Américains cherchent depuis trente ans à secouer le joug, devenu insupportable, de ces politiciens et combien, malgré tout, ils s'embourbent toujours plus profondément dans le marécage de la corruption. C'est donc en Amérique que nous pouvons le mieux voir combien l'indépendance de l'État vis-à-vis de la société devient funeste à celle-ci, au service de laquelle pourtant il fut créé à l'origine. Là, en effet, n'existe ni dynastie ni noblesse, ni armée permanente (en dehors « d'une poignée de soldats » pour contenir les Indiens), ni bureaucratie, avec postes fixes et droits à la retraite. Et pourtant nous avons la deux grandes coteries de politiciens spéculateurs, qui s'emparent à tour de rôle de l'État et le mettent, par les moyens les plus bas et pour les fins les plus éhontées, en coupes réglées, et la nation reste impuissante devant ces deux grands « cartels » de politiciens qui soi-disant sont ses serviteurs et qui, en réalité, sont ses maîtres et ses exploiteurs.

Pour éviter cette transformation - jusque-là inévitable dans tous les régimes - de l'État, de serviteur en maître de la société, la Commune employa deux moyens infaillibles. D'abord elle soumis toutes les places dans l'administration, la justice et l'enseignement au choix, par l'élection au suffrage universel, des intéressés. En second lieu, elle ne rétribua ces services, supérieurs comme inférieurs, que par un salaire égal à celui que reçoivent les autres travailleurs. Le plus au traitement fixé par elle, était de 6000 francs. Un frein était mis ainsi à la chasse aux places et à l'arrivisme, sans compter le mandat impératif qui, par-dessus le marché, était imposé aux délégués dans les assemblées représentatives.

Cette abolition de l'État, tel qu'il a été jusqu'ici, et son remplacement par une nouvelle organisation vraiment démocratique, c'est ce qui est décrit avec profondeur par Marx dans la Guerre civile en France. Mais il était nécessaire d'appuyer encore ici brièvement sur quelques traits, parce qu'en Allemagne la superstition étatiste a passé de la philosophie dans la conscience de toute la bourgeoisie et même de beaucoup d'ouvriers. D'après la philosophie, l'État, c'est « la réalisation de l'Idée », c'est, en langage philosophique, le règne de Dieu sur la terre, le domaine où la vérité éternelle et la justice éternelle se réalisent ou doivent se réaliser. De là ce respect superstitieux de l'État, et de tout ce qui touche à l'État, respect qui s'installe d'autant plus facilement dans les esprits que l'on est habitué depuis le berceau à s'imaginer que les affaires et les intérêts généraux de la société toute entière ne sauraient être réglés autrement qu'on ne la fait jusqu'ici, c'est-à-dire par l'État et ses sous-ordres dûment installés en fonction. Et l'on croit avoir déjà fait un progrès tout à fait hardi si l'on s'est affranchi de la croyance en la monarchie héréditaire pour jurer en la République démocratique. Mais, en réalité, l'État n'est pas autre chose qu'une machine d'oppression d'une classe par une autre, et cela, tout autant dans une République démocratique que dans une monarchie ; et le moins qu'on en puisse dire, c'est qu'il est un fléau, dont le prolétariat hérite dans sa lutte pour arriver à sa domination de classe, mais dont il devra, comme a fait la Commune, et dans la mesure du possible, atténuer les plus fâcheux effets, jusqu'au jour où une génération, élevée dans une société nouvelle d'hommes libres et égaux, pourra se débarrasser de tout ce fatras gouvernemental.

Le bourgeois allemand entre toujours dans une sainte terreur, au mot : dictature du prolétariat. Voulez-vous savoir, Messieurs ce que veut dire cette dictature ? Regarder la Commune de Paris. Voilà la dictature du prolétariat !

Fr. Engels.

 

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Engels et la révolution de 1848

Une lettre inédite

Nous publions aujourd'hui à l'occasion du centenaire de la naissance de Engels, la traduction d'une lettre entièrement inédite de celui qui fut, avec Karl Marx, le fondateur du socialisme moderne. La lettre est datée du 1er septembre 1848, et il est intéressant de la faire précéder de quelques remarques sur Engels et la Révolution de 1848 (1).

(1) À ce sujet nous croyons devoir attirer tout particulièrement l'attention de nos lecteurs sur une biographie du jeune Engels éditée récemment à Berlin, par Gustave Mayer. Cette biographie indispensable, donne nous espérons bientôt voir paraître une traduction en français, repose en grande partie sur des documents inédits.

Les idées socialistes autant chez Engels que chez Marx se sont développées au contact des événements historiques. Les émeutes des Chartistes, la Révolution de 1848, la Commune de Paris furent autant d'expériences qui confirmèrent, mais aussi, souvent corrigèrent, les conceptions d'Engels. Et peut-être n'est-il pas inutile de se reporter parfois à ces événements mêmes, lorsqu'il s'agit de comprendre la portée pratique de certaines idées fondamentales du socialisme.

Dans la Nouvelle Gazette Rhénane, Engels établit d'abord les responsabilités de la petite bourgeoisie, dans l'échec de la révolution allemande de 1848. Si les petits bourgeois, à la suite des prolétaires, se laissent parfois entraîner à la révolution, leur élan ne dure jamais longtemps. Après quelques accès d'héroïsme révolutionnaire, ils redevient timorés. Tel fut plus particulièrement le cas de la bourgeoisie allemande en 1848, laquelle, comme le constate Engels se retira aussitôt de la lutte, quand elle vit apparaître le danger de « l'anarchie », c'est-à-dire « de la lutte vraie et décisive ».

Mais c'est surtout dans un manifeste qu'Engels publia avec Marx, en 1850, que nous retrouvons sous une forme précise les enseignements socialistes de la Révolution de 1848, en même temps que les prévisions pour la révolution future. De même qu'en 1848, la grande bourgeoisie qui a trahi le peuple, dans la révolution qui ne tardera pas à venir, ce sera la petite bourgeoisie qui, à son tour, essaiera d'escamoter la victoire qu'elle aura remportée, grâce au prolétariat. Les ouvriers devront donc se tenir sur leurs gardes, et ne jamais oublier qu'il ne s'agit pas de changer la propriété privée, mais de la détruire, non de jeter un voile sur les antagonismes, mais de les abolir, non de réformer la société existante, mais d'en fonder une nouvelle.

Méfiance envers la petite bourgeoisie : voilà l'enseignement qu'avant tout Engels tira de la Révolution de 1848. Il est intéressant de constater, ainsi que nous l'apprend la lettre que nous publions ci-dessous, que déjà dans les commencements de la révolution, Engels avait reconnu ses vrais caractères. « Farce de philistins », écrit-il a son ami de jeunesse, Kœppen, disciple de Hegel et savant historien du Bouddhisme. Engels était alors rédacteur pour la politique étrangère, à la Nouvelle Gazette Rhénane, que dirigeait Marx, et dont le premier numéro avait paru au mois de juin. Au mois de septembre, donc peu de temps après avoir publié sa lettre à Kœppen, il dut prendre la fuite, et après être passé par Paris, il se rendit en Suisse, d'où plus tard il retourna en Allemagne pour prendre de nouveau une part des plus actives aux luttes révolutionnaires. - Alix Guillain.

 

Mon très cher Kœppen,

je vous renvoie ci-inclus votre article ; votre adresse avait été égarée dans le désordre du déménagement, et la multiplicité des besognes qui s'y rattachent.

Marx vous aura dit que pendant les nuits d'insomnie de l'exil, nous nous sommes très souvent souvenus de vous. Je vous assure que vous étiez le seul parmi les Berlinois auquel nous pensions avec plaisir. Elles étaient belles, après tout (1) les nuits d'insomnie de l'exil, et au milieu de cette farce ennuyeuse de Philistins que l'on dénomme Révolution allemande, j'en éprouve parfois la nostalgie. Mais il faut savoir faire des sacrifices à la chère patrie, et le plus grand sacrifice consiste précisément à retourner dans cette même patrie et à y écrire des articles qui puissent agir sur un public à l'esprit grossier et obtus. Portez-vous bien. Tout à vous (2).

Friedrich Engels.

Cologne, le 1er septembre 1848.

Notes 1 et 2 (en français dans le texte).

 

 

 

 

Centenaire du PCF, au jour le jour : L'Humanité du dimanche 28 novembre 1920

- « avant le Congrès - La conjuration » par Daniel Renoult [Puisse cette assurance persuader enfin à Longuet qu'il doit, par une déclaration trop longtemps différée, désavouer ceux qui lui ont fait l'injure de le croire capable de s'associer à l'acte abominable qu'ils ont préparé contre le Parti lui-même.]

- compte-rendu de la C.A.P. du SFIO du 23 novembre, où le Congrès de Tours aurait pu avoir un autre nom à 12 voix contre 11 ; vote pour l’envoi d’une délégation à la réunion préparatoire à la conférence de janvier en Suisse ; vote pour remettre en cause les exclusions décidées par les Jeunesses communistes

- L’ANNIVERSAIRE DE FRÉDÉRIC ENGELS

— article d’Amédée Dunois : « trente ans après » un texte d’Engels écrit à l’occasion du premier 1er mai, en 1890 [Pourquoi faut-il que Marx ne soit plus à mes côtés, pour voir de ses yeux cette grande chose (l’unité des travailleurs) !]

- « sa vie et son œuvre », par Bracke

- « la Commune contre l’État », par Engels [Mais, en réalité, l'État n'est pas autre chose qu'une machine d'oppression d'une classe par une autre, et cela, tout autant dans une République démocratique que dans une monarchie.]

- « Engels et la révolution de 1848 - une lettre inédite » [Méfiance envers la petite bourgeoisie : voilà l'enseignement qu'avant tout Engels tira de la Révolution de 1848.]

le 26 November 2020

 
 

Il y a cent ans : L'Humanité au jour le jour

 
 
« Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Saint-Just (révolutionnaire français, 1767-1794)