Espace Marx60 accueillait le 31 mars 2017 un syndicaliste de la métallurgie, Bernard Devert (CGT), pour échanger sur l’enjeu de société que représente « la place de l’industrie en France ».
Cette soirée intervenait peu de temps après la tenue des Assises nationales de l’industrie le 22 février, à la Cité des Sciences à Paris. À l’initiative de la CGT, ces Assises constituaient l’un des temps forts d’une mobilisation que le syndicat veut soutenir et construire en faveur de la ré-industrialisation de la France.
Voici le compte-rendu de l'exposé de Bernard Devert.
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Bernard Devert débute son intervention en soulignant que la question de la réindustrialisation de notre pays concerne non seulement les salariés, mais aussi les citoyens dans leur ensemble, tant il y a d’interactions entre industrie, niveaux de vie, aménagement du territoire, services publics, émancipation humaine… Particulièrement en France, où l’industrie a eu un rôle historique moteur dans la construction des rapports sociaux et la structuration du salariat avec une prise de conscience collective de la part des ouvriers dans la création des richesses et de l’antagonisme capital-travail, dans l’aspiration au progrès social ainsi que dans le renforcement du patronat, dans l’aménagement du territoire, avec les lignes ferroviaires par exemple.
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Depuis environ trente ans, les stratégies des entreprises visent le « recentrage sur le cœur de métier », soit la conception et la vente, avec une externalisation et/ou une délocalisation de la production, notamment vers la Chine, cet « atelier du monde ». Ainsi de l’«entreprise sans usine » de l’ex-PDG d’Alcatel, Tchuruk, en 2001 : on passerait d’une période industrielle à une nouveau temps post-industriel, où régnerait le tertiaire. Le patronat et les libéraux n’ont à la bouche que l’« industrie du futur », « les entreprises agiles », « les emplois plus flexibles », les « outils de production intelligents ». Les services sont le nouvel eldorado, permettant une forte valeur ajoutée, alors que l’industrie est bien moins rentable, considérée comme non compétitive, notamment avec un « coût du travail » trop élevé. Alstom propose la maintenance et les services pour ses trains, en lieu et place de la SNCF et de la RATP. Safran ne vend plus de moteurs mais des heures de vol.
C’est une stratégie financière qui est à l’œuvre, éloignée des considérations d’utilité et de satisfaction des besoins humains et du pays, avec une politique de vitrine technologique orientée vers le commerce international. L’outil productif en sort fragilisé, avec des ruines industrielles et une perte des savoir faire, mettant en cause l’avenir de notre pays.
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Alors que les Français restent majoritairement sensibles à la question industrielle, qu’ils disent le besoin d’un renouveau de l’industrie, l’industrie, en déclin en France depuis 25 ans, est actuellement dans une période critique. Alors que l’industrie en France tire la recherche (80 %), qu’elle représente 70 % de la balance commerciale et 60 % des investissements, qu’elle repose sur une société de la connaissance (ingénieurs), elle ne compose plus que 10 % du PIB. La production a baissé de 13 % depuis 2008, l’emploi est passé en-dessous des 3 millions de personnes, soit 11 % des effectifs (28 % en 1974, 22% en 1990). Les grandes entreprises françaises investissent à l’étranger, 9 000 entreprises ont disparu depuis 2005 sur notre territoire, d’autres sont rachetées par des capitaux étrangers. Alors que des pays comme l’Allemagne, le Japon, les Etats-Unis maintiennent une activité nationale, la France fait exception. Le déficit commercial augmente, seules quatre filières présentent une balance commerciale positive : la Défense, l’aéronautique, le luxe et l’agro-alimentaire. L’automobile ne l’est plus depuis 2005.
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Les enjeux de démocratie et de souveraineté financière et industrielle doivent nous alerter. Les pays ayant le plus d’industries et de services publics sont ceux qui ont le mieux résisté aux effets dévastateurs de la crise financière de 2008. La maîtrise des normes, les brevets, le financement, l’énergie, les matières premières sont actuellement considérés sous le seul angle de la concurrence et du rapport de forces, plutôt que sous celui de la coopération. L’État n’a pas de politique industrielle, laissant les grands groupes faire leur loi dans les territoires, parfois taillés sur mesure comme les nouvelles régions.
Une des causes du déclin serait pour les derniers gouvernements et le patronat le « coût » du travail, comme le souligna le rapport Gallois en 2012. Pour améliorer le niveau de compétitivité, la politique de l’offre est promue, se traduisant par le pacte de responsabilité de 50 milliards d’euros. Une des mesures phares, le CICE, coûte aujourd’hui 41 milliards d’euros, que d’aucuns voudraient voir transformer en exonérations sociales définitives. Le comité de suivi dira que ce dispositif est un échec sur le plan de l’emploi, avec seulement 50 000 à 100 000 emplois maintenus, et ce à un coût exorbitant. Le CICE permet aux entreprises d’augmenter leurs marges, mais elles sont utilisées pour augmenter les dividendes ou investir à l’étranger. Par ailleurs, le CICE, qui ne s’applique que jusqu’à 2,5 fois le SMIC, a un effet pervers : le maintien de bas salaires. Il est ainsi estimé à 20 milliards d’euros la pression produite par le CICE sur la masse salariale. Notons que la part des salaires dans la valeur ajoutée est inférieure de 10 % à celle de 1982 : pour retrouver un niveau équivalent, ce sont 100 milliards d’euros qui devraient être transférés sur la masse salariale ! Et qui dit salaire dit retraite, protection sociale, hôpital, école…
La France arrive en tête des pays européens concernant les niveaux de dividendes versés et de rachats d’actions : c’est l’équivalent d’un quart des richesses produites qui y sont consacrées. Depuis 2008, les dividendes ont été multipliés par dix. En 1981, les dividendes représentaient 10 jours de travail par an d’un ouvrier, c’est aujourd’hui 47 jours. Le patronat est devenu un patronat financier, la porosité est grande avec l’industrie et les ministères. La financiarisation a été largement favorisée depuis 1993, année de changement des normes comptables appliquées aux entreprises. Le passage aux normes américaines, issues du secteur bancaire, a placé comme critère numéro un le rendement et le retour aux actionnaires. Tout le reste doit s’adapter au niveau demandé et est perçu comme un coût : salaires, recherche & développement, formation, investissement… Ceci entraîne les externalisations et les délocalisations. L’Europe a joué un rôle important dans cette financiarisation au niveau mondial, poussant à la logique de la concurrence et du dumping social entre salariés. Notons la redoutable efficacité de ce discours qui culpabilise les salariés français « qui coûtent plus cher » que ceux des pays de l’Est par exemple, comme dans le cas de la délocalisation de Whirlpool à Amiens. Les groupes jouent sur les salaires, la dévaluation des monnaies et les aides concédées par l’État ou les collectivités locales. Le Maroc finance la construction d’un port et d’une usine pour Renault, tout en lui permettant de rapatrier ses profits en France ; la mesure Copé permet aux entreprises françaises de bénéficier de déductions d’impôts en France sur les investissements réalisés à l’étranger… L’ouverture du capital des entreprises est présentée comme le moyen d’obtenir des financements sur les marchés, ceci est aujourd’hui complètement faux : ce sont les entreprises qui financent la bourse ! Les banques sont les relais de ces marchés financiers qui cotent chaque entreprise selon la potentialité de rentabilité, elles ne prêtent pas selon les besoins des entreprises
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Pour au moins deux raisons, l’industrie a de l’avenir. La première concerne la réponse aux enjeux environnementaux (transition énergétique, matières premières, gaz à effet de serre) passant par une maîtrise industrielle. Y sont associés un nouveau type de développement, respectant les salariés, l’environnement, la démocratie et une production au plus près des besoins, avec un outil de production moderne. La deuxième a trait avec la numérisation, enjeu pour l’industrie et la société. Elle remet en cause l’organisation du travail avec le développement des réseaux de mini-entreprises et d’un salariat « autonome et contrôlé ». Le contrôle par les citoyens, salariés et élus sur l’utilisation et la mise en œuvre de ces nouvelles technologies est un enjeu majeur. Serviront-elles à toujours plus de compétition, comme la logique à l’œuvre dans la sélection de 2 000 PME « robotisables » par les régions pour en faire des champions à l’international, ou bien à travailler mieux, à être facteur de développement harmonieux ? La démocratisation des entreprises est un défi à relever : quelle action des organisations syndicales dans les réseaux d’entreprises, quel rôle des comités d’entreprise ? Un deuxième défi est la perte de la maîtrise technologique, des savoirs faire et des compétences par la précarité et la démographie avec les départs en retraite. La notion de travail collectif a ici toute sa place. Enfin, le défi du renouvellement de l’appareil productif en France, qui est le plus vieillissant d’Europe par manque d’investissement : sa mise à niveau est estimée à 55 milliards d’euros sur cinq ans. Le niveau de robotisation est faible, avec un vrai handicap : la France ne conçoit pas et ne fabrique pas de robots, contrairement à l’Allemagne, l’Italie et au Japon.
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L’industrie a besoin d’une vision à long terme, ce qui nécessite une politique industrielle, à l’opposé du court terme exigé par les retours sur investissement des marchés financiers. Une « planification des besoins » doit s’élaborer pour permettre la mise en place de filières industrielles. Ne peut-on pas construire des éoliennes ? L’appel à concurrence pour la mise en place de bus électriques à Paris doit-il se faire au détriment forcé de l’entreprise française actuellement détentrice du marché, mais qui ne maîtrise pas cette filière électrique ? Les exonérations fiscales et sociales, avec plus de 4 500 dispositifs, atteignent 217 milliards d’euros, dont 70 à 80 pour l’industrie : elles doivent être remises à plat, en prenant en compte des critères comme l’emploi, l’investissement etc. Le citoyen doit pouvoir débattre de cette utilisation de l’argent public, de l’impôt. Notons que dans le même temps, 205 milliards de dividendes sont versés à quelques-uns. L’État ne doit pas seulement accompagner, il doit avoir une vision à long terme pour remplir son rôle d’« État stratège », en faisant des choix comme le fret ou bien le tout camion. Des droits nouveaux dans les entreprises doivent être conquis, pour les salariés mais aussi pour les citoyens et les élus. La réappropriation publique et démocratique de grandes entreprises se pose, notamment pour se donner des leviers pour mettre en place la politique industrielle voulue. Le niveau de recherche diminue en France, alors qu’un crédit impôt a été mis en place en France, le CIR. En réalité, les entreprises en profitent pour se désengager, considérant la recherche comme un coût. La maîtrise de l’énergie est une autre question importante, alors qu’une région comme les Rhône-Alpes ne verrait sans doute pas d’un mauvais œil des entreprises énergivores comme Péchiney être délocalisées, pour vendre l’excédent d’énergie à la Suisse ou l’Italie. La coopération entre les territoires interroge également, alors que l’on parle aujourd’hui d’attractivité de telle ou telle région, que les modalités du transport ferroviaire varient suivant la richesse de la région par exemple, que la mise en place d’un SMIC régional n’est pas une vue de l’esprit. Pour conclure, rappelons que les interférences sont grandes entre industrie, services et services publics : un territoire a besoin de chacune de ces composantes.
DÉBAT
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À partir d'exemples concrets, « de terrain », Bernard Devert approfondira différents thèmes lors du débat, rapidement brossés ici : la légitimité des réponses aux besoins des peuples, passant par l'accès aux technologies et leur maîtrise, ainsi qu'à une production locale ; l'accès à certaines technologies (notamment militaires) par des pays mais également leur maîtrise par le domaine privé (armes nucléaires françaises) ; la nécessité des coopérations entre pays pour produire ensemble (chaque pays ne va pas produire tout ce dont il a besoin) ainsi qu'entre travailleurs au niveau mondial (Caterpillar, Alstom, Samsung…) ; une industrie française encore riche de la diversité de ses filières ; l'instrumentalisation des besoins des peuples pour délocaliser les production et l'instrumentalisation de ces délocalisations pour appeler au protectionnisme et au repli ; l'échelle pertinente de l'Europe, où se font 60 % des exportations françaises, pour lutter contre le dumping social et la mise en concurrence des sous-traitants ; la volonté de transformer la France, qui sert encore de repère en matière sociale dans le monde, en pays low cost, avec un abaissement du niveau de vie ; l'enjeu du fret ferroviaire, sacrifié en France…